La « pipée » de Jozon Briand

Jozon Briand demeurait alors à Kermarquer, Je vous parle d’il y a soixante ans environ. Il avait coutume, le soir, après souper et les prières dites, de rester au coin de l’âtre à fumer une « pipée. » Ce soir-là, quand il voulut bourrer sa pipe, il s’aperçut, non sans humeur, qu’il ne restait plus que quelques grains de poussière de tabac dans sa blague.

Sa femme lui dit, du lit clos où elle était allongée déjà :

— Offre à Dieu cet ennui, Jozon. Tu trouveras d’autant plus de saveur à ta « pipée » de demain.

— Ce n’est pas à mon âge qu’on change ses habitudes, répondit le fermier.

— Songe donc que tout le monde est couché dans la maison.

— Tant pis ! J’irai moi-même au bourg chercher du tabac.

Et il fit comme il disait.

Pour arriver au bourg de Penvénan, il avait à passer Barr-ann-Heöl, et vous savez que c’est un mauvais endroit. Il est de tradition dans le pays qu’une « groac’h ». y guette, à l’angle de deux routes, les gens attardés. Nombreux sont ceux qui, par elle, ont été traités de vilaine façon. Un peu avant de parvenir à cet endroit, Jozon Briand eut soin de tirer ses sabots et de marcher nu-pieds, afin de n’éveiller point l’attention de la « vieille. »

Déjà il avait laissé à quelques pas derrière lui la borne de pierre blanche sur laquelle était d’ordinaire assise la fée malfaisante de Barr-ann-Heöl, quand il croisa quatre hommes portant un cercueil .

— Que veut dire cet enterrement de nuit ? pensa Jozon.

Il eut d’abord l’idée d’arrêter les porteurs et de les interroger, mais réflexion faite, il préféra se ranger dans la douve, sans leur adresser la parole.

Armanel - conteur ( http://armanel.e-monsite.com/ )

Au bourg, il trouva la « buraliste » encore sur pied, acheta sa provision de tabac, et s’en revint chez lui. Au retour comme à l’aller, il put passer Barr-ann-Heöl sans encombre. La « groac’h » était sans doute occupée ailleurs. En arrivant à l’avenue d’ormes qui conduit de la route au manoir de Kermaquer, il ne fut pas peu surpris de voir la barrière grande ouverte ; il était sûr de l’avoir fermée derrière lui, lors de son départ pour le bourg. C’était chose qu’il recommandait toujours à ses valets de ferme et à laquelle lui-même ne manquait jamais, à cause de toutes les bêtes, chevaux, vaches ou moutons, que les gens de Penvénan ne laissaient que trop volontiers vaguer dans ces parages.

Il pesta un brin, ramena l’un contre l’autre les battants de la barrière, et assujettit solidement la chaînette qui les nouait. Puis il enfila l’allée, sous l’ombre noire des arbres, tout en songeant à la bonne « pipée » qu’il fumerait, avant de se coucher, au coin de l’àtre, les pieds à la braise. Il l’avait bien gagnée, vraiment !

Mais en entrant dans la cour, il fut frappé de stupeur. Le cercueil qu’il avait croisé tantôt était placé en travers de sa porte et les quatre hommes se tenaient à côté, immobiles, deux à chaque bout.

Jozon Briand n’était pas un trembleur. Il avait fait la guerre au temps du « Vieux Napoléon. » Il marcha droit aux quatre hommes :

— Vous vous trompez d’adresse, leur dit-il ; personne ici n’a fait prendre de mesure pour « les cinq planches. »

— Celui qui nous a envoyés ne se trompe jamais ! répondirent les hommes d’une seule voix.

Et l’on eût dit que cette voix sortait de la terre des morts.

C’est ce que nous allons savoir ! s’écria Jozon Briand. Il enjamba le cercueil, ouvrit la porte. Mais, à peine entré, il trébucha, en poussant un long soupir. Quand on le releva, tout son sang lui était sorti par le nez. Il eut encore le loisir, cependant, de raconter son aventure et de faire connaître ses dernières volontés, mais non de fumer sa dernière « pipée. » On prétend qu’il la réclame chaque fois que la cheminée fume, à Kermarquer.

 (Conté par Françoise Thomas, pêcheuse de goémons.— Penvénan, 1884.)

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Date de dernière mise à jour : 21/07/2017