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Le moribond

Le moribond extrémisé par un prêtre mort  / BEGARD

Lomm Grenn était journalier à la ferme de Kerniz. En ce temps-là il n’y avait pas d’horloges chez les riches, encore moins chez les pauvres gens. Lomm Grenn, pour savoir s’il était l’heure de se rendre à son travail, avait coutume de consulter la couleur du ciel. Dès qu’il le voyait blanchir, il se levait, s’habillait et se mettait en route. Une nuit, en se réveillant, il crut remarquer qu’il faisait clair-de-jour, et sauta promptement hors du lit.
C’était en hiver. Lomm partit, encore ensommeillé. Comme il allait par le grand chemin, il croisa un prêtre portant l’hostie, accompagné d’un enfant de chœur qui faisait tinter une clochette.
Le prêtre, en passant près de Lomm, lui dit :
— Suivez-moi !
On ne refuse pas d’obéir à un prêtre qui porte le bon Dieu. Lomm suivit, tête nue, en récitant des prières pour la personne qu’on allait extrémiser.
Le prêtre et l’enfant de chœur s’engagèrent dans une garenne :
— Tiens, pensa Lomm, il paraît que c’est à Trégloz qu’il y a quelqu’un de malade. Probablement, le vieux Guilcher.
C’était en effet, au manoir de Trégloz, et c’était aussi Guilcher le vieux. Il était là, étendu sur son lit, et déjà mûr pour la terre. Deux hommes faisaient mine de l’assister, mais en réalité ils dormaient profondément sur leurs sièges. Ils ne rouvrirent même pas les yeux, pendant que le prêtre administrait au moribond les derniers sacrements. Lomm, qui s’était agenouillé sur le seuil, ne put s’empêcher de trouver cela scandaleux.
Le prêtre, ayant terminé son office, fit le signe de la croix et dit, en s’adressant à Guilcher le vieux :
— Brave homme, il y a longtemps que je vous devais vos sacrements. Je vous les ai donnés. Nous sommes quittes.
Cette parole, Lomm Grenn n’en comprit jamais le sens.
Cependant le prêtre sortit.
— Allez maintenant à votre travail, dit-il au journalier. Vous serez encore de bonne heure.
Lorsque Lomm arriva à Kerniz, il ne trouva en effet sur pied que la servante de cuisine.
— Vous êtes bien matinal ! lui dit-elle. Nos gens ne sont pas levés, et je ne fais que d’allumer le feu pour la soupe.
— Tant mieux ! répondit Lomm. Au moins on ne m’accusera pas de paresse.
Et en attendant que la soupe fût prête, il alla curer la crèche aux chevaux. Quand il rentra dans la maison pour déjeuner, il entendit un des hommes attablés qui disait :
— Vous savez la nouvelle ? Guilcher le vieux est mort cette nuit sans avoir reçu les sacrements.
— Cela est faux, s’écria Lomm ; si Guilcher le vieux est mort, c’est en chrétien ; j’ai moi-même assisté le prêtre qui lui administrait l’Extrême-onction ; j’ai vu lui donner le bon Dieu.
Et Lomm de raconter son aventure.
— Dame ! reprit le laboureur qui avait parlé, j’ai rencontré tout à l’heure un de ceux qui veillaient Guilcher. C’est de lui que je tiens la chose. Ils étaient deux, et s’endormirent si bien l’un et l’autre, qu’ils n’ont pas su à quel moment le trépassé avait rendu l’âme. Celui que j’ai rencontré, c’est Yves Ménèz. Il allait au bourg chercher la croix d’argent, et était même fort inquiet sur la façon dont il serait accueilli par le recteur.
— Eh bien, il faut que j’en aie le cœur net ! murmura Lomm Grenn. Je vais au presbytère de ce pas.
Il se rendit au presbytère.
Quand il eut exposé le cas, le recteur lui dit :
— Tout ce que je puis vous affirmer, c’est que le prêtre que vous avez suivi n’était pas de ce monde. L’étourderie des deux veilleurs aurait pu causer la damnation éternelle de Guilcher le vieux. Mais Dieu a des ressources infinies pour sauver les âmes.
Lomm Grenn s’en retourna à son travail. À partir de ce jour, il demeura préoccupé, étrangement sérieux, presque triste. Au printemps il mourut.

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Date de dernière mise à jour : 22/02/2020