Le pantalon du diable

Le pantalon du diable 
Les culottes du diable


Gildas Kerhuitel vivait au moulin de Cabossen, près de Bieuzy, c’était un garçon meunier qui avait  une fâcheuse habitude. Il n’ouvrait jamais la bouche sans prononcer le nom du diable. Y avait-il trop ou trop peu d’eau dans l'étang, le diable en était la cause. Qu'il pleuve ou qu'il vente c’était la faute au diable, que la neige blanchîsse la lande ou que le soleil dore les moissons sur les coteaux du Blavet, c’était encore le diable. Gildas Kerhuitel ne parlait que par lui, ne jurait que par lui, chantait même par lui.
« Méfie-toi, Gildas Kerhuitel, lui répétaient les gens du village, à force d’en causer, le diable finira par t'entendre. Le Cornu a les oreilles fines. Méfie-toi de tomber dans ses griffes. »
Gildas ne s’en corrigeait pas davantage. 
« Peu importe! réppondait-il, je ne le crains npas. S'il se dérange pour moi, on arrivera bien à s'arranger tous deux. Puisque tant d’autres vivent très bien en enfer, pourquoi n'y tiendrais-je pas moi aussi ? »

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On était à la Saint Michel. C’est l’époque où les maîtres renouvellent leurs serviteurs et où les domestiques espèrent améliorer leur condition.
Gildas Kerhuitel se rendait à la foire de Baud dans le but de trouver un nouveau patron plus généreux, et voilà que sur pont de Saint-Rivalain”, il rencontre une personne de qualité qui avait l’air de l’attendre.
— Inutile d’aller plus loin, Gildas Kerhuitel, lui dit ce personnage. Il me faut un serviteur et je crois que tu es mon homme.
— Quels sont vos gages ? Demanda Gildas Kerhuitel.
— Cent écus, chaque année, plus deux chemises de chanvre, une paire de sabots, un chapeau de feutre avec ses guides en velours, et un gilet de drap fin. Ça te convient-il ?
— Ça me va. Répondit  Gildas Kerhuitel
— Alors, à demain, rendez-vous à la chapelle de la Trinité, sur la butte du Castennec!. Nous partirons aussitôt.
Gildas raconta son aventure à ses amis. Ils poussèrent tout un grand cri:
_« Imprudent! Sais-tu seulement à qui tu as affaire? Et si c'était le diable?»

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Leurs objections n’ébranlèrent pas Gildas Kerhuitel: 
_« Il serait le diable en personne, déclara-t-il, que je ne reculerais pas. Je me suis engagé et Je n'ai qu'une parole. »
Le lendemain, à l’aube, Gildas Kerhuitel arrivait au Castennec. L'étranger
l'attendait: 
_ « Bonjour, maître! » dit  Gildas Kerhuitel
— Bonjour Gildas. Partons tout de suite, car le trajet est long. »
Ils marchèrent dans la direction du couchant, toute la journée. Quand la nuit tomba, ils se trouvaient devant un château sombre et lugubre, qui avait l’air d’une forteresse et d’une prison avec ses murailles noires, ceintes de meurtrières, et ses tourelles menaçantes. La porte s’ouvrit d'elle-même et ils entrèrent.
« Te voilà maintenant chez le diable, dit l'inconnu. Tu as si souvent parlé de moi que j'ai fini par t'entendre. Ne crains rien. Je serai bon maître si tu es bon serviteur. Regarde ces écuries. Il y a là vingt chevaux de prix dont tu auras le garde et l’entretien. Souviens-toi seulement d'une chose: tu es à moi pour un an et pendant ce temps je ne veux pas que tu quittes une seule fois mes écuries. Les portes seront verrouillées avec soin. »

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Une année loin de ses semblables, sans autre société que celle d'animaux privés de raison vaut un siècle d'ennui. Et au bout de six mois Gildas n’y pouvait plus tenir. Il aurait donné un empire pour entendre le tic-tac du moulin de Cabossen, mais comment fausser compagnie à un tel maître ?
Il était resté, à travers les agitations de la vie, un dévot de la Sainte Vierge, et, à ses heures de loisir, il aimait à lui réciter des Ave Maria, sur un vieux chapelet à grains d’os que sa mère lui avait confié à sa première communion. Ce fut elle qui le délivra. Elle vint elle-même le trouver dans les écuries de l'enfer et lui dit:
_« J'ai pitié de ta détresse, Gildas, et je ne veux pas que tu souffres davantage de ton engagement. La parole donnée au diable ne lie pas la conscience. Suis mon conseil : frotte les grains de ton chapelet contre le verrou de la porte et aussitôt elle s'ouvrira. »
Quand le diable rentra le soir, quelle ne fut pas sa surprise de voir son valet qui se reposait au milieu de son jardin en contemplant les fleurs.
— Toi ici! s'écria-t-il. Comment es-tu sorti et par où ?
— Par la porte. Elle m’a livré passage d'elle-même. Répondit Gildas,
Le malin se mit à réfléchir: 
_ « la chose est bizarre. Y aurait-il ici une autre puissance que la mienne qui s'occupe de mes affaires ? »
_ « Soit, reprit-il, tu as quitté ta prison; tu n’y rentreras plus. Libre à toi de te promener désormais dans le château. Je ne te pose qu'une condition, c'est que tu ne toucheras jamais à la porte de fer qui ferme l'accès des souterrains. Si tu désobéis, les pires châtiments t'attendent

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Gildas promit tout ce qu’on voulut, mais quand le lendemain le diable  partit en voyage, Gildas n'eut rien de se pressé que de chercher à découvrir la porte interdite. Il l’aperçut au fond d’un couloir sombre, et elle était lourde et massive, aussi haute qu'une tour. Îl n’était guère facile de deviner ce qu’il y avait derrière. Il lui semblait cependant entendre des plaintes et des lamentations. Elle dissimulait certainement quelque affreux mystere . 
_« Advienne que pourra, murmura Gildas. Je saurai ce que c’est. »
Il donna un vigoureux coup d'épaule et l’huis roula sur ses gonds. Horreur! Une gerbe de flammes lui brûla le visage, une odeur pestilentielle lui monta au nez et ses yeux tombèrent sur le s effrayant des spectacles. Il avait devant lui la bouche l'enfer : Les damnés étaient là, enchaînés par couples dans un lac bouillonnant de poix et de soufre, les membres encerclés de bêtes hideuses qui les dévoraient à pleines bouches, tandis que leurs hurlements ébranlaient les voûtes de la caverne ténébreuse.
Au premier rang, deux formes s’agitaient qui attirèrent son attention. Il n'eut pas de peine à reconnaître son parrain Julien kerchopinn et sa marraine Fanchon Begfal, qui étaient morts l’an passé et qui, au tribunal de Dieu, avaient dû confesser qu'ils avaient laissé maintes fois leur raison au fond des bouteilles et porté trop souvent atteinte à la réputation d'autrui.
Eux aussi l'avaient reconnu
__ Comment, c'est toi, filleul, gémirent-ils. Ne vois-tu donc pas que tu es à l'entrée de l'enfer? Es-tu si pressé d'y choisir ta place? Ferme vite cette porte avant que le maître de ces lieux n'arrive. Si c'est lui que tu sers, méfie-toi. Quitte-le à l'instant, sinon, il t’arriverait malheur.
— Le quitter! Répliqua Gildas, oui en vérité, j'en ai fort envie, mais c'est plus facile à dire qu’à faire. Je suis engagé à l'année et je n'ai encore que six mois d’échus.
__ Six mois! Cela suffit, si tu oses l’affronter en prononçant ces quelques paroles: six mois de jour, six mois de nuit font une année complète!. Il ne
pourra rien objecter. Surtout n'oublie pas de réclamer ton dû, avant de t'en aller. Il te proposera de l’argent. Refuse-le, ce n'est que du mauvais métal. Il a bien mieux à te donner.
— Vraiment! Quelque chose de plus précieux que l'argent.
__ Oui! Le pantalon (les culottes) qui est pendu à un clou dans sa chambre et qui vaut tous les trésors du monde. Demande-le lui.

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Le dialogue était à peine terminé que le diable était de retour.
Il faillit tomber de haut aux premières paroles de son valet:
_ « Mes gages, maître, car je suis résolu à retourner chez moi. »
Le « diable eut un rire narquois:
— Tes gages, mon garçon, répondit-il; je suis d'avis que tu vas très vite en besogne. Nous n'en sommes encore qu'aux six premiers mois et il me semble que tu es gagé à l'année.
_— Six mois de jour et six mois de nuit font une année complète, s'écria Gildas.
Le diable demeura interloqué. Décidément son serviteur était plus fort qu'il ne le croyait ou il avait des relations inquiétantes. Mieux valait s'en débarrasser, quoi qu'il lui en coûte.
__ Si tel est ton désir, reprit le diable, j'y consens. Nous étions convenus
de cent écus, deux chemises de chanvre, une paire de sabots, un chapeau de feutre enrubanné de velours et d’un gilet de drap fin; tu auras tout cela.
Gildas haussa les épaules:
_ « Vous êtes bien généreux, maître, déclara-t-il. Mais, Il ne m'en faut pas tant.
— Alors que veux-tu ?
— Presque rien: vos culottes. Vous ne vous en servez pas, puisque vous les laissez au clou. Elles m'iront à merveille. »
Le diable esquissa une grimace. Vraiment ce meunier était aussi malin que lui. Il avait hâte maintenant de s’en séparer.
— Oh! dit-il, si ça te plaît, prends-les. Je m’en passerai facilement.
Les culottes n'étaient pas belles, loin de là. Elles étaient rouges, d'un rouge sang de boeuf, et il s'en dégageait une forte odeur de soufre qui tenait les gens à distance. À leur contact, la peau devenait noire comme le charbon. En revanche, elles valaient un trésor précieux. Il suffisait d’enfoncer les mains dans les poches pour en retirer chaque fois trois cents louis. 
Gildas était désormais riche et il avait hâte de le montrer aux gens de Bieuzy. Il se mit en route sur un superbe cheval que son maître lui avait cédé en plus de son compte, comme récompense de ses intelligents services.

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La première étape le conduisit loin de l'enfer. Il se trouvait devant un étang aux eaux mortes recouvertes de plantes aquatiques, au bout duquel il y avait un manoir délabré dont les tours fendues de lézardes et les murs croulants, tapissés de plantes rudérales,lierre et ronces, inspiraient pitié.
L'image de cette ruine n'était rien moins qu'engageante. Gildas entra cependant: 
_ « L’hospitalité pour la nuit, bonnes gens, s’iI vous plaît! » demanda-t-il.
La maison était habitée par un vieux gentilhomme et ses trois filles, chez lesquels son entrée causa un véritable émoi. A cause de sa peau noire et à ses culottes rouges ils crurent à une apparition diabolique.
— « Vous serez notre hôte, si vous y tenez, répondit le vieillard qui tremblait, mais vous n'auriez pas de peine à découvrir autre part un gîte meilleur qu'ici. »
— «  Je suis habitué à la dure, repartit Gildas, je me contenterai de ce que vous avez. »
Gildas dormit si bien que le lendemain, pour montrer sa reconnaissance,
il offrait de remettre le château à neuf. Le gentilhomme et ses filles n’eurent garde de refuser.

Ce fut l'affaire de quelques jours. Le manoir se trouva tellement transformé qu'il n’était plus reconnaissable. Lézardes et plantes parasites avaient disparu; les murailles s'étaient redressées, les tours consolidées. Tout était remis à neuf. Le vieillard ne savait comment témoigner sa reconnaissance :
— « Quelle récompense voulez-vous de moi? » demanda-t-il à son bienfaiteur. »
— Une récompense qu'il vous est facile de m’accorder, répliqua Gildas. Vous avez là trois filles plus jolies l'une que l'autre. Donnez-moi la main de l’une d'elles et je m'estimerai votre obligé. »

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Les jeunes filles ne s’attendaient pas à semblable proposition. Les deux aînées s'indignèrent:
— « Épouser cet affreux homme noiraud, s'écrièrent-elles, plutôt mourir! »
— « À votre aise, reprit Gildas vexé, mais si dans trois jours l’une de vous ne m'a pas agréé, votre père dormira son dernier sommeil au fond de l'étang, une pierre au cou. »

Les trois jours n'étaient pas écoulés que la troisième des jeunes filles, la plus belle, avait accordé son consentement, malgré les sarcasmes de ses soeurs. Le mariage eut lieu aussitôt.
Or, comme la noce revenait de l’église en grand cortège, précédée des sonneurs, voilà que sur la route apparut un cavalier en superbe équipage. Gildas tressaillit. Il avait reconnu son maître. Il s'empressa au devant de lui pour le saluer.
_ « Bonjour, mon maître? »
Très flatté de s'entendre appeler ainsi, le diable se rengorgea: 
_« Bonjour Gildas, répondit-il, et je suis heureux que tu me parles de la sorte. Je t’apporte mon cadeau pour ta noce. »

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Les mains du diable dessinèrent des signes mystérieux sur le visage de Gildas et il sembla que des écailles en tombaient. Le noir en disparut et bientôt il redevint plus blanc qu'il ne l'avait jamais été. Un témoin qui fut agréablement surpris fut la jeune mariée. Il n’en fut pas de même de ses sœurs. En proie à un accès de jalousie et à une violente colère, elles se prirent de querelle et finirent par s'étrangler.

Rien n'empêcha plus l’ancien meunier de goûter le parfait bonheur. Il avait réussi, grâce aux culottes du diable, à acquérir une grosse fortune. Quand il disparut, elles disparurent aussi, mais la fortune demeura.
Aujourd’hui ses petits enfants sont toujours dans le château. ils ont voulu conserver le souvenir de leurs origines et pour cela ils ont gravé sur la porte principale un moulin qui tourne, surmonté des cornes du diable et encadré dans des culottes couleur sang de bœuf.

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Date de dernière mise à jour : 29/05/2022