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Le passage du crapaud

Le passage du Crapaud

Texte confié par Jean-Luc SALIOU  Saint-Pabu  2001
Merci de ne pas reproduire.

    En ce temps là et je vous parle d’un temps où les nuits étaient froides, où les tempêtes de mer faisaient frissonner les plus habiles marins. En Bretagne les routes des campagnes étaient des chemins boueux et sinueux creusés entre de hauts talus de pierres et de terre permettant de se protéger du vent cinglant du large.
    En ce temps là donc les fortins côtiers de Napoléon n’étaient encore que de vulgaires buttes de terre et les bords de la Manche laissaient voir au lointain les tourments des marins depuis les îles de Molène à Ouessant.
    Près de bourg de Lanildut, un peu au dessus du port de Laber  mais bien au delà des carrières de granit, vivait un fort honnête homme : Eugène Marie boucher de profession. Il tenait boutique sur le haut du Kernioc mais tous les jours que Dieu fait, sauf il va de soit le dimanche et les jours Saints, il allait avec sa charrette faire sa tournée dans les fermes isolées de la campagne et dans les maisonnées de pêcheur du bord de mer. Il vivait très heureux au Kernioc auprès de sa femme Adèle qui venait d’accoucher d’une deuxième fille : Eugénie Yvonne Marie.
    
    Ce jour là « Diben Eost le décapiteur des moissons » (1) venait de faire tomber les premières feuilles de la saison ce qui avec le crachin de nos côtes rendait le sol ameubli et glissant. 

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    Bien avant le lever du soleil Eugène Marie préparait la tournée qui le menait jusqu’à Lampaul Plouarzel pour le marché du vendredi. C’était un jour qu’il n’aimait pas beaucoup car sa charrette déjà bien ancienne serait pleine mais surtout « Hector » , son vieux cheval gris, donnait depuis cette année des signes de fatigue. Il fallait donc faire une bonne année pour investir dans un nouvel attelage.

        Une pluie cinglante avec un vent d’ouest avait tenu toute la maisonnée éveillée et maintenant une lourde tempête posait la chape d’amertume  de ses nuages sur notre petit port Breton. Ce vendredi commençait donc très mal mais Eugène Marie fort de ses muscles de trente ans préparait en toute hâte sa tournée. Bientôt, notre boucher et sa charrette bien chargée firent route vers le chemin du Roz pour aller à la ferme de son ami Yvon. Hector le vieux cheval se donnait bien de la peine pour faire avancer ce lourd convoi. Le tonnerre grondait de plus en plus vers le bord de la mer et les éclairs zébraient le ciel noirâtre et lourd de milliers de feux. Ce matin était un véritable cauchemar alors pour aider sa vieille rosse et calmer sa peur à chaque roulement du Dieu Tonnerre, Eugène Marie décida de passer par le chemin plus plat de Kerdrévor  et se mit à marcher près de son brave cheval en récitant à voix haute des Paters, car notre homme était très pieux.

        A la croisée du Pontic le vieux chêne centenaire sembla soudain se transformer en monstre végétal et lentement un bras de verdure fit un signe à notre homme. Peureux mais curieux  il s’approcha de l’ombre et entendit un grand rire : « Ah ! Ah ! Ah ! ». Lentement  il vit apparaître un très vieil homme recroquevillé  sur une racine. La barbe grise ébouriffée, l’œil toujours vif  il dit :
-    Mont’ra mat ganit, Eugène ?               (Tu vas bien, Eugène ?) 
-    Mat-tre, trugarez. Brein eo an amzer   (Très bien merci.  Le  temps  est pourri. )


Il faut dire qu’en Bretagne, comme peut être partout au profond des campagnes, on parlait peu sinon de Dieu et du temps qu’il fait.

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 Le vieillard lentement tendit sa main. Il demandait l’aumône immédiatement donnée à travers une tranche de pain noir et un grillon de lard. « Seigneur Marie Joseph » s’exclama Eugène en faisant un bond de côté alors qu’il voyait son vieil attelage se transformer en une grande et belle charrette toute noire menée par deux brillants chevaux.

-    Prends le donc, lui dit le vieux , cet attelage sera toujours aussi jeune et vigoureux durant toute ta vie sur terre à la seule condition de ne jamais prononcer, en sa présence, le nom du fils de Dieu. Si par malheur cela arrivait, l’ancien chariot et ton Hector réapparaîtraient encore plus vieux et décharné. 

Il rajouta ce proverbe Breton :
An hini a ya fonnus a ya pell       (qui va vite, va loin)
An hini a ya difonn a ya gwell     (qui va doucement, va bien mieux)

Eugène promis d’y faire très attention et s’en alla frissonnant et joyeux pour son marché de Lampaul Plouarzel où il parada avec forces raisons. Le soir venu, à la boutique, Adèle n’en croyait pas ses yeux et dès le lendemain le curé  vint bénir cet attelage en ayant bien soin de ne jamais prononcer le mot fatidique. Une fête fut donnée, tous les amis d’alentours firent bombance et longtemps plus tard de Saint Renan à Ploudalmézeau on parlait encore de ce fabuleux festin. Tous les ans, pour le  Grand Pardon, une procession menait pieusement nos Bretons jusqu’au Pontic. Les prières étaient marmonnées et bien que le bel attelage ne fut jamais présent aucun chrétien n’aurait osé prononcer tout haut le nom fatal si souvent invoqué : intérieurement et sur le chemin de croix.
C’est ainsi que passèrent dix années très heureuses et prospères. Adèle s’occupait de ses enfants et de la boutique tandis que son mari travaillait dur, car il faisait tout dans son commerce : abattage des bêtes, préparation et coupe de la viande, vente et soins de ses fiers destriers …

Il faut vous dire qu’en ce temps là, L’Aber Ildut était aussi une uen entrée de la mer avec en fin une petite rivière séparant sur plus de dix lieues Lanildut de Lampaul. Cette ria débouchait dans la Manche par un étroit passage portant le nom du gros rocher qui le borde :  le crapaud . Alors même si à marée haute il y avait plus de six mètres de profondeur, à marée basse il était possible d’utiliser cette voie charretière pour traverser, l’eau n’étant plus alors qu’à hauteur des genoux.

Or donc si chacun pouvait y passer à pied, aucune charrette bien chargée ne s’y serait aventurée sans l’aide de toute la famille Gourgouen  de Porscav qui moyennant un octroi accompagnait chaque roue dans les trous du gué. Ce raccourci évitait le long détour jusqu’au fond de la rivière et donc les mauvaises routes du Vern, Brélès et surtout Pont Reun.
 Grâce à la dextérité de ses chevaux, Eugène avait pris l’habitude de partir de plus en plus tard pour faire toute sa longue tournée et se rendre au marché. Ce vendredi matin là il était de fort belle humeur et décida de passer par le gué du crapaud afin de rattraper le temps perdu. Fier et têtu comme un breton du Léon mais surtout près de ses sous il refusa toute aide et lança son lourd chargement sur l’étroit passage.

Il faut vous dire qu’en ce temps là bien sûr, la vie n’était pas facile et beaucoup était à la fois agriculteur sur leur petit lopin de terre, éleveur de quelques volailles, pêcheur de bord de mer , goémonier pour « la piquette » et bâtisseur de maisons basses entourées de muret d’enclos protégeant les cultures des vents salins. Si le granit ne faisait pas défaut, il n’était pas toujours facile de trouver le sable pour faire un ciment acceptable car il était interdit de tirer le sable des plages. Ainsi dans la nuit, à chaque marée basse, on pouvait voir des ombres se faufiler sur les grèves voir même jusque sur la voie charretière afin de ramener cet élément indispensable.

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Alors me direz-vous qu’advint-il d’Eugène Marie ?

 Ce matin là, le Seigneur était au rendez-vous,  car notre fringant boucher passa de l’autre bord  en riant aux éclats.
Le soir, dix heures plus tard, sa journée fut si excellente que délesté de tout son chargement il décida de retourner par le raccourci du crapaud. Il faisait déjà presque noir, la mer finissait de descendre et déjà quelques ombres allaient et venaient près du bord. Une fois de plus malgré tout l’argent du jour ramassé, il déclina en riant l’offre des passeurs et s’avança au galop jusqu’au milieu de gué où l’attendait un grand trou qui le fit tomber de l’attelage. Ceci n’aurait eu aucune conséquence si dans son malheur notre boucher n’avait pas juré : « Jésus Marie Joseph ». 
Alors le squelettique Hector réapparut avec sa vieille charrette qui se brisa d’un coup sur le dos de notre homme. La tête dans l’eau il essaya en vain de se sortir de cet enfer. On eut beau l’amener sur le bord, l’allonger hélas sur le dos, lui faire respirer des sels, appeler vite monsieur le curé et réciter des Paters, des Avés et autres, rien n’y fit.

Depuis ce jour et maintenant encore au Pontic les soirs d’orage il n’y a que des fous pour s’aventurer près du vieil arbre de la mort. L’Ankou (2) est toujours là, il rode, alors gare à tous ceux qui le rencontre. Il n’y eut plus de procession et personne n’a jamais su pourquoi la croix de granit édifiée par l’église et bénie des milliers de fois s’est toujours enfoncée lentement dans le sol. Il n’en reste de visible que le haut, comme une borne, comme un siège pour rencontrer l’aù delà.

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Mais alors me direz-vous qu’est-il advenu d’Adèle ?

Comme toutes les Bretonnes c’était une femme au caractère puissant, avec tout l’argent récolté et quelques anciennes économies elle acheta un nouvel attelage et pris un jeune employé, beau et pas trop près de ses sous. Un an plus tard un beau mariage entre ces nouveaux tourtereaux fit prospérer ce commerce et de nombreux enfants vinrent à leur tour animer la maison.
Plus tard Eugénie Yvonne Marie, la seconde fille d’Eugène Marie, se maria à son tour et eut deux filles, la deuxième à son tour en eut deux, et ainsi de suite et ainsi de suite… jusqu’à ce qu’une maman au vingtième siècle décide d’appeler la seconde Danielle et sa troisième Joselyne. Cette dernière se maria à son tour avec l’arrière, arrière … petit fils du passeur d’un autre aber : l’Aber Benoit, et … celui-ci, présent auteur, vous salue bien bas.

(1)    représentation de l’automne.
(2)    L’ouvrier de la mort.

-    de Jean-Luc SALIOU  Saint-Pabu  2001