le vaisseau merveilleux

IL Y AVAIT UNE FOIS un pêcheur de Saint-Cast qui se nommait Jacques ; il était pauvre comme Job, et ne possédait pour tout bien que ses filets et un petit bateau dans lequel il allait à la pêche avec son fils. 
Un jour ils sortirent comme d'habitude pour pêcher ;il faisait beau et il n'y avait pas la moindre apparence de gros temps : aussi ils allèrent bien loin au large, et ils arrivèrent dans un endroit où le poisson était si abondant, que la mer en était, comme on dit, salée ;ils en prirent autant qu'ils purent en charger leur bateau, puis ils remirent à la voile pour revenir à leur havre. Mais tout à coup, le vent fraîchit et la mer devint houleuse ; ils prirent deux ris dans leur voile, puis trois, enfin comme le mât craquait, et qu'il n'y avait plus moyen de porter de toile, ils amenèrent leur voile, et jetèrent leur grappin ; mais il ne mordit pas le fond, et le petit bateau s'en alla à la dérive comme une bouée. 
-Qu'allons-nous devenir ? disait le vieux pêcheur. S'il ne calmit pas, bientôt nous serons dans une mauvaise passe. 
-Ah ! disait le fils, qui avait peur, nous allons nous noyer ; mais ajouta-t-il, voici un grand bateau qui vient droit sur nous ; peut-être va-t-il nous secourir. 
Ils virent en effet un grand bateau, chargé de monde, qui arrivait sur eux ; mais loin de pouvoir porter secours au canot, il avait lui-même besoin d'assistance, car il était prêt à couler bas. En passant auprès du petit bateau, le patron dit : 
-Pourriez-vous nous prendre à votre bord, mon brave homme ? Notre bateau fait eau de toutes part et nous allons couler. 
-Je veux bien, mes pauvres gens, répondit Jacques ; mais je ne réponds pas de vous sauver ;  car mon canot ne peut plus gouverner ; montez à bord, à la grâce de Dieu. 
Les gens du grand bateau embarquèrent dans celui de Jacques, et presque aussitôt après qu'ils eurent quitté leur bateau, il disparut sous l'eau. 

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Cependant le canot était trop chargé ; et Jacques, pour l'alléger, jeta à la mer tous les beaux poissons qu'il avait pris. 
Les gens qu'il avait secourus étaient des fées et des féetauds qui le remercièrent de leur mieux. Bientôt le vent se calma, et le pêcheur hissa de nouveau sa voile. Mais la tempête avait entraîné au loin le petit bateau, et ils mirent quatre jours pour s'en revenir. Enfin ils arrivèrent à la pointe de l'Isle, et les fées et les féetauds se firent mettre à terre. Avant de quitter le pêcheur et son fils, ils leur dirent : 
-Puisque vous avez été bons pour nous, désormais nous vous protégerons, et dès demain vous serez récompensés. 
Le vieux pêcheur était bien content d'être sous la protection des fées ;il amarra son bateau dans le havre, et il s'en retourna au village de l'Isle avec son fils ;chacun fut joyeux de les revoir, car on les croyait noyés, et il y eut de grandes réjouissances pour célébrer leur retour. 
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Le lendemain, il faisait un temps magnifique : le vieux pêcheur sortit avec son fils pour aller à la pêche, et ils se dirigèrent du côté du Cap Fréhel ; mais comme ils avaient vent debout, dès qu'ils eurent doublé la pointe, ils furent obligés de virer de bord et de courir sur Chélin pour chercher le vent. Leur bordée les mena presque au pied de la falaise. Au moment où ils viraient de bord, il virent venir à eux un joli petit bateau. Il était monté par deux fées et un féetaud. Les fées dirent au bonhomme : 
-Pêcheur, hier nous avions promis de te récompenser ; aujourd'hui nous venons accomplir notre promesse ; désormais tu n'auras plus besoin de naviguer. Voici une bourse qui te permettras de vivre à ton aise, mais ne dis à personne de qui tu la tiens. 
Le féetaud parla à son tour et dit au fils du pêcheur : 
-Toi, mon garçon, tu es jeune et fort ;tu peux naviguer ; et puisque tu es marin, voici un petit bateau que je te donne ; il deviendra grand ou petit, à ta volonté, et grâce à cette baguette, il marchera tout seul, aussi vite que tu voudras. 
Les pêcheurs étaient bien contents : ils remercièrent les fées et le féetaud et s'en revinrent chez eux, sans pêcher davantage ce jour-là. Comme ils avaient le moyen d'être à l'aise ils se mirent à vivre comme des seigneurs, sans rien faire que ce qui leur plaisait. 

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Le fils du pêcheur eut envie de voir le monde, et il se mit à voyager pour son agrément. Un jour qu'il était à Paris, il entendit publier à son de caisse que le diable avait enlevé la fille du roi, et qu'il la retenait prisonnière dans une île de la mer. Le roi promettait de la marier à celui qui pourrait la déli- vrer et de lui donner aussi sa couronne. 
Aussitôt le fils du pêcheur partit de Paris ;il s'en revint à Saint-Cast où il engagea deux bons matelots, puis il mit son bateau à la mer et partit pour aller délivrer la fille du roi. 
Un des anciens amoureux de la princesse apprit qu'un pêcheur était parti dans un petit bateau pour tenter l'aventure ; il entra dans une grande colère, car il voulait aussi délivrer la fille du roi. Il arma un gros vaisseau, engagea les meilleurs marins de la flotte, et quitta le port, en jurant que s'il rencontrait le pêcheur et ses deux matelots, il les coule- rait bas. Comme son navire marchait rondement, il ne tarda pas à rattraper le petit bateau, et dès qu'il l'aperçut, il lui tira un coup de canon. Le pêcheur qui ne savait ce que cela voulait dire, consulta sa baguette, qui lui répondit : 
-Ce vaisseau que tu vois part pour délivrer la princesse. Ceux qui le montent te veulent du mal et ont juré de te faire 
Dès que le pêcheur eut entendu ces paroles, il ordonna à son bateau de marcher aussi vite que le vaisseau du prince ; quand celui-ci vit qu'il ne pouvait atteindre le petit bateau, il donna à ses canonniers l'ordre de le couler ; mais à chaque coup qu'ils tiraient, le petit bateau disparaissait sous les flots, et reparaissait dès qu'il n'y avait plus de danger. Le prince ne se tenait plus, tant il était en colère ;il ordonna à ses canonniers de tirer leur bordée entière. Pendant plusieurs heures ils canonnèrent le petit bateau mais ils ne l'atteignaient point, car à chaque bordée, il s'enfonçait dans la mer, et reparaissait ensuite, marchant toujours de la même allure que le grand vaisseau. 
Quand il n'y eut plus de poudre à bord, on cessa de tirer, et au bout de quelques jours, les deux navires arrivèrent ensemble en vue de l'île où le diable retenait la princesse prisonnière. Il y avait un port ; mais la passe était si étroite que le petit bateau seul put y entrer, et le grand vaisseau fut forcé de rester sur la rade. 

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Les trois pêcheurs descendirent à terre, et le fils de Jacques alla voir le diable qui gardait la princesse et lui dit, en prenant un air tout idiot : 
-Je suis venu ici pour voir la princesse ; si vous avez la bonté de me laisser passer une heure avec elle, je vous en serai reconnaissant, et je vous ferai visiter mon navire qui est le plus beau qui jamais ait navigué sur mer. 
Le diable qui croyait avoir affaire à un innocent, laissa le pêcheur voir la princesse, et le lendemain il se rendit à bord du petit bateau. Dès qu'il y eut mis le pied, le bateau devint un grand navire, plus grand que le plus fort Trois-ponts de Brest. Le diable était bien étonné, et il ouvrait des yeux grands comme des écubiers. Il resta à se divertir avec les matelots, qui lui firent boire des liqueurs, et quand il descendit à terre, il était saoul comme une gabare, et ne savait plus ce qu'il faisait. 
Le pêcheur qui l'avait reconduit lui dit : 
-Vous avez de la chance, vous ; vous pouvez faire tout ce que vous voulez, et on ne peut rien vous faire sans que vous en soyez aussitôt averti. 
-C'est vrai, répondit le diable ; je ne m'endors que quand je veux ;pour cela il me suffit de jeter sur ma tête deux ou trois gouttes de l'eau de cette fontaine. Alors je dors comme une souche pendant deux jours ; mais je ne dors pas souvent, car je sais qu'on veut me tromper, et je ne suis pas assez sot pour me laisser faire. 
-Voilà qui est bon à savoir, pensa le pêcheur ;si je par- viens à l'endormir, je pourrai délivrer la princesse. 
Et il ordonna à un de ses matelots d'aller remplir une bou- teille de l'eau de la fontaine, puis il s'approcha du diable, et lui en jeta deux ou trois gouttes. Aussitôt le diable tomba comme mort ;et il se mit à ronfler si fort qu'on l'entendait à un quart de lieue loin. 

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Alors le pêcheur alla trouver la princesse, et essaya de bri- ser la chaîne qui la retenait prisonnière  mais ce fut en vain qu'il y employa toutes ses forces. La princesse lui dit : 
-Jamais ni vous ni personne ne pourrez casser cette chaîne ; mais si vous aviez une goutte d'eau bénite, elle se briserait comme verre. 
En partant, le pêcheur, qui savait qu'il aurait le diable à combattre, n'avait eu garde d'oublier l'eau bénite, et il alla en chercher dans son navire. Dès qu'il en eut mis quelques gouttes sur la chaîne, elle se cassa en plusieurs morceaux, et la princesse put sortir de sa prison. 
Le pêcheur l'emmena à bord de son bateau, qui était redevenu petit, et dès qu'il eut franchi la passe, il souhaita de marcher aussi vite que le vent ;aussitôt il se mit à voguer sur les vagues et il filait plus de trente noeuds à l'heure. 
Quand le prince vit les pêcheurs partir avec la princesse, il ordonna de mettre à la voile pour les poursuivre. Pendant l'appareillage, le diable qui s'était réveillé, amva le long du vaisseau et dit au prince : 
-Je suis Lucifer de l'enfer : n'ayez pas peur de moi et laissez-moi monter à votre bord ;je ferai marcher votre navire plus vite que celui qui emporte la princesse, et pour vous récompenser, je vous donnerai de l'or et de l'argent. 
Le prince prit le diable à son bord : dès qu'il y fut, les voiles se gonflèrent et le vaisseau marcha plus vite que le vent. Mais le petit bateau avait de l'avance, et ce ne fut qu'au matin de la quinzième journée qu'ils purent le rattraper. 

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Quand le pêcheur vit le grand vaisseau qui grossissait à vue d'oeil, il dit à la princesse : 
-Le vaisseau marche plus vite que nous, et pourtant nous allons comme le vent ;il faut qu'il y ait quelqu'un à bord qui lui donne cette vitesse. C'est sans doute le dia qui s'est réveillé et qui nous poursuit. 
-Oui, répondit la princesse, c'est lui. Alors le pêcheur se souvint de sa baguette et dit : 
-Je désire que mon bateau s'enfonce sous les flots marche encore plus vite qu'auparavant. Ceux qui le montaient n'étaient point mouillés, et ils voyaient aussi clair qu’en plein jour.
Quand le diable vit disparaître le petit bateau, il sauta à la mer pour savoir ou allait la princesse ; mais le petit bateau allait si rapidement qu'il ne put savoir ce qu'il était devenu.
 Il remonta à bord du vaisseau en lançant feu et flarnmes,  et il dit au prince : 
-Je n'ai pu savoir quelle route a prise la princesse ;mais je finirai par la rattraper et me venger. 
Le prince commença à regretter d'avoir Lucifer à bord, il le pria de quitter le navire. 
-Pas du tout, prince, répondit le diable ; je ne m'en vais pas comme cela les mains vides. Si je n'ai pu reprendre li princesse, au moins j'aurai en mon pouvoir, vous ou les gens de votre vaisseau. 
Pour se débarrasser du diable, le prince fut obligé de lui donner deux de ses matelots, et de lui promettre son âme après la mort. Le diable quitta le vaisseau en emportant les deux matelots, et le prince ne tarda pas à aborder en France. Mais les matelots qu'il avait donnés au diable arrivèrent presque en même temps que lui ; car ils avaient sur eux des objets bénits, et chaque fois que le diable les touchait pou1 les leur ôter, il se brûlait, de sorte qu'il fut obligé de les ramener en France. Ils étaient si en colère qu'ils voulaient écorcher vif le prince, et ils le criaient tout haut. 

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Mais au moment où ils se disputaient avec lui, il arriva des soldats qui saisirent le prince et ses matelots et les menèrent en prison, par ordre du roi. 
Le pêcheur était en effet arrivé à Paris quinze jours auparavant. Il conduisit la princesse au Louvre et raconta au roi que le prince avait essayé de l'empêcher de délivrer sa fille. Le roi donna l'ordre de l'arrêter, lui et son équipage, et c'est pour cela qu'il avait été conduit en prison. 
Le roi embrassa le pêcheur et lui dit : 
-Tu auras ma fille et ensuite mon royaume, après ma mort. 
 -Sire, dit le pêcheur, me voilà bien récompensé ; mais j'ai amené avec moi mes deux matelots ; ils ont eu bien de la misère, et je voudrais les garder au palais avec moi. 
-Soit, mon garçon, répondit le roi, je n'ai rien à te refuser. Le pêcheur épousa la princesse, et le jour du mariage le prince fut fusillé. 
Il y eut ensuite de grandes réjouissances à Paris : les petits cochons couraient par les rues, tout rôtis, la fourchette sur le dos ; qui voulait, en coupait un morceau. Le roi mangea tant de fricot, il but tant de vins et de liqueurs ce jour-là qu'il mourut d'indigestion. Alors son gendre passa roi tout de suite. Il garda ses deux matelots à sa cour, où il était heureux comme un roi qu'il était, et il les fit ses deux premiers ministres. 
Ni, ni, mon petit conte est fini. 

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Conté en 1883 par François Marquer, de Saint-Cast, mousse, âgé de 16 ans 
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Date de dernière mise à jour : 05/01/2019