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Les casiers aux âmes

Les casiers aux âmes

Collecté par Lord Blackwood
Traduit par Armanel en 2019.


Jack Dogherty vivait sur la côte du comté de Clare. Jack était pêcheur, comme l'avaient été son père et son grand-père avant lui. Comme eux aussi, il vivait tout seul (si on ne comptait pas sa femme) et au même endroit. Les gens se demandaient pourquoi la famille Dogherty était si friande de ce coin retiré, si éloigné de toute humanité et au milieu d'immenses rochers éclatés, sans autre horizon que le vaste océan. Mais les Doghertys avaient leurs bonnes raisons personnelles. Cet endroit était le seul endroit de la côte où n’importe qui pouvait être assuré de vivre dans l’abondance.
Il y avait une jolie petite crique, dans laquelle un bateau pouvait reposer aussi confortablement qu’un macareux dans son nid, et au-delà de cette crique, une grande quantité de rochers affleuraient la surface de la mer. Et, lorsque la tempête faisait rage et qu’un bon vent d’ouest soufflait fort sur la côte, de nombreux navires richement chargés se brisaient sur ces rochers; et ensuite les fines balles de coton et de tabac, les tonneaux de vin et les barils de rhum, les fûts de cognac et les fûts de Hollande venaient s’échouer à terre! Dunbeg Bay était aussi rentable  pour les Dogherty qu’un petit domaine noble en terre anglaise.

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Mais, attention, les Doghertys n’étaient pas des naufrageurs, ils étaient bons et secourables avec les marins en détresse, si jamais ils avaient la chance d'arriver à terre; et bien des fois Jack a mis à l’eau son petit curragh (coracle) pour aider un équipage à sortir de l'épave. Mais si le navire était en ruine et l'équipage perdu, qui pouvait reprocher à Jack d'avoir tout ramassé?
"Et où est le mal?" disait-il. "En ce qui concerne le roi, que Dieu le bénisse! Tout le monde sait qu'il est déjà assez riche sans avoir besoin de ce qui flotte dans la mer."
Jack, bien que vivant comme un ermite, était un bonhomme joyeux. Nul autre que lui, n’aurait jamais pu convaincre Biddy Mahony de quitter la maison chaleureuse de son père à Ennis et d’aller si loin pour vivre perdue parmi les rochers, avec les phoques et les mouettes comme uniques voisins. Mais Biddy savait que Jack était un homme capable de rendre une femme heureuse. Sans parler des profits du commerce du poisson, car Jack approvisionnait la moitié des maisons des Messieurs du pays avec les dons de Dieu qui entraient dans la baie. Et Biddy avait eu raison dans son choix, car aucune femme ne mangeait, ne buvait ou ne dormait mieux qu’elle, ni ne paraissait plus fière et richement vêtue à la chapelle le dimanche que Mme Dogherty.

On peut supposer que Jack a vu beaucoup de choses étranges, et qu’il a entendu beaucoup de sons et bruits étranges, mais rien ne l'a jamais intimidé. Il était loin d’avoir peur des sirènes, ou de tout être marin, et il ne souhaitait rien de plus au monde que d’en rencontrer une un jour. Jack avait entendu dire qu'elles étaient plus puissantes que les chrétiens et que la chance leur était toujours favorable. Cependant, jamais il ne put apercevoir  les sirènes qui se déplaçaient au ras des flots dans leur robe de brume, alors que dès qu’il le pouvait, il partait à leur recherche. 
Jack rageait, car même s'il vivait dans un endroit où les sirènes étaient aussi nombreuses que des homards, il n’arrivait pas  à en voir une seule. Cela le contrariait d’autant plus que son père et son grand-père les avaient souvent vues; et il se souvenait même d'avoir entendu dire, lorsqu'il était enfant, comment son grand-père, qui était le premier de la famille à s’être installé dans la crique, avait été si intime avec une sirène que, s’il n’avait pas eut peur du prêtre, il aurait bien voulu qu’elle lui donne un enfant.

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La fortune finit par penser qu'il était juste et normal que Jack vive la même expérience que son père et son grand-père. Et c’est ainsi qu’un jour où il s’était éloigné un peu plus loin que d’habitude le long de la côte nord, au moment où il contournait une pointe de terre, il vit quelque chose, unique en son genre, perché sur un rocher un peu plus loin mer.
L’être qu’il entrapercevait semblait avoir un corps verdâtre, et il aurait juré, qu’il y avait un chapeau de gendarme dans sa main. Jack resta une bonne demi-heure à s’user les yeux et à se poser des questions, et pendant tout ce temps, la chose ne bougea ni la main ni le pied. Finalement, Jack, épuisé et à bout de patience, lança un sifflement fort et un grand cri et la sirène (ou ce qu’il prenait pour tel) se leva, mit le bonnet sur sa tête et plongea, la tête en premier, du haut du rocher.
La curiosité de Jack était maintenant telle qu’il dirigeait constamment ses pas vers la pointe. Cependant, il ne put jamais entrevoir le gentleman de la mer au chapeau de gendarme; et après avoir réfléchi et réfléchi à la question, il finit par croire qu'il avait rêvé. Un jour où le vent était très fort, alors que la mer montait à flots, Jack Dogherty se décida à jeter un coup d'œil au rocher de la sirène, et il vit l'étrange chose rassembler des crabes au sommet du rocher, tout en descendant, puis en remontant, puis en plongeant à nouveau.

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Jack n’avait plus qu'à choisir son heure (c'est-à-dire un jour de beau temps) et il pourrait peut-être voir l'homme de la mer aussi près qu'il le voudrait. Tout ça, cependant, ne le satisfait pas ("si on te donne le doigt, tu veux le bras", dit le proverbe); Jack souhaitait maintenant fraterniser avec le Merrow, et il y réussit. Un jour terrible, avant qu'il ait pu voir le rocher du Merrow, la tempête avait été si violente que Jack a été obligé de s'abriter dans l'une des grottes si nombreuses de la côte; et là, à son grand étonnement, il vit assis devant lui un être aux cheveux verts, aux longues dents vertes, au nez rouge et aux yeux de cochon. Il avait une queue de poisson, des pattes avec des écailles et des bras courts comme des nageoires. Il ne portait pas de vêtements mais tenait le bicorne sous le bras et semblait réfléchir sérieusement à quelque chose.
Jack, malgré son courage, était un peu effrayé; mais c’était maintenant ou jamais, pensa-t-il; il se dirigea hardiment vers cet être surprenant, ôta son chapeau et parla poliment.
"Votre serviteur, monsieur," dit Jack.
"Votre serviteur, également, Jack Dogherty", répondit le Merrow.
"Mais, comment votre honneur connaît-il mon nom!" demanda Jack.

"Comment je connais votre nom, Jack Dogherty? Sachez, jeune homme que je connaissais votre grand-père bien avant qu'il ne soit marié à Judy Regan, votre grand-mère! Ah, Jack, Jack, j'aimais bien votre grand-père; c’était un homme digne et puissant en son temps: je n'ai jamais rencontré son pareil sur terre ou au fond de la mer, alors ou depuis, pour vider une bouteille de cognac ». 
« J'espère, mon garçon, " dit le vieil homme, avec un joyeux scintillement dans les yeux," j'espère que vous êtes vraiment son propre petit-fils! "
"Rien à craindre de ce côté," dit Jack, "remerciez ma mère de m’avoir élevé au cognac, et je ne suis plus un bébé qui tète à cette heure!"
"Eh bien, j'aime t'entendre parler si virilement; tu mérites à être mieux connu, ne serait-ce que pour l'amour de ton grand-père. Mais, pardonne-moi mes questions Jack,  car ton père n'était pas du tout pareil! Il n'avait pas de jugement et ne savait pas ce qui est bon."
"Je suis persuadé, dit Jack," que puisque votre honneur habite sous l'eau, il doit être obligé de boire à foison pour garder le moindre battement en son cœur dans un lieu aussi cruel et humide. En fait, j'ai souvent entendu parler de chrétiens buvant comme des poissons; mais puis-je avoir l'audace de demander comment vous obtenez les alcools? "
"Où les trouvez-vous vous-même, Jack?" dit le Merrow en remuant son nez rouge entre son index et son pouce.
"Houlala", cria Jack "ca y est, j’ai compris; mais je suppose, monsieur, que votre honneur a une belle cave sèche en dessous pour les garder."
"Laissez-moi mon secret pour la cave", dit le Merrow, avec un clin d'œil averti de son œil gauche.
"Je suis certain", continua Jack, "qu’elle doit être formidable et vaut la peine d'être visitée."
"Vous pouvez le dire, Jack", répondit le Merrow; "Et si vous me retrouvez ici lundi prochain, à la même heure, nous parlerons un peu plus de la question."

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Jack et Merrow sont séparés les meilleurs amis du monde.
Le lundi suivant, ils se sont rencontrés et Jack n'a pas été peu surpris de voir que le Merrow avait deux chapeaux bicornes avec lui, un sous chaque bras.
"Puis-je me permettre de vous demander, monsieur," dit Jack, "pourquoi votre honneur a-t-il apporté deux chapeaux avec lui aujourd'hui? Vous n'allez certainement pas m'en donner un, à garder en souvenir de notre rencontre?"
"Non, non, Jack," dit-il, "je ne donne pas si facilement mes chapeaux, mais je veux que tu viennes dîner avec moi, et je t'ai apporté ce chapeau grâce auquel tu pourras plonger. "
"Seigneur, mon Dieu, bénissez-moi et protégez-moi!" cria Jack, étonné. « Vous voudriez-que je descende au fond de la mer? Mais, je vais m’étouffer et m’étouffer avec de l'eau, c’est à dire me noyer! Et que deviendra la pauvre Biddy sans moi? " 
"Et qu'importe ce qu'elle deviendra, petit pleurnichard? Qui se soucie de l’avenir de Biddy, en cet instant? Ce n’est pas de cette façon que ton grand-père m’aurait répondu. Bien souvent, il a mis ce chapeau sur la tête et a plongé hardiment après moi; Et à chaque fois nous avons eu un grand souper  et une bonne quantité de cognac que nous avons bu ensemble, ci-dessous, sous l'eau. "
"Est-ce la vérité, monsieur, et pas une blague?" répondit Jack. "Pourquoi, pleurer sur mon sort et ma part d'éternité, si je ne suis pas  un homme aussi hardi que mon grand-père! Allons-y! Mais ne te moque pas de moi. Je tente le coup : tout ou rien!" s'écria Jack.

"Voilà ton grand-père tout craché," dit le vieil homme; "Alors viens donc et fais comme moi."
Ils sortirent tous les deux de la grotte, marchèrent dans la mer, puis nagèrent un peu jusqu'à ce qu'ils atteignent le rocher. Le Merrow monta jusqu'en haut et Jack le suivit. De l'autre côté, le rocher était aussi rectiligne que le mur d'une maison et la mer au-dessous était si profonde que Jack en était presque intimidé.
"Maintenant, à toi de jouer, Jack," dit le Merrow: "mets ce chapeau sur ta tête, et garde les yeux grands ouverts. Prends ma queue, et ne me lâche pas, et tu verras ce que tu veux 'je verrai."
Ils ont plongé et ils ont nagé, et Jack a pensé qu'ils n'arrêteraient jamais de nager. Bien souvent, il aurait préféré être chez lui au coin du feu avec Biddy. Mais il était un peu tard pour avoir des regrets maintenant qu'il se trouvait à tant de kilomètres sous les vagues de l'Atlantique. Il tenait toujours fort le Merrow par la queue, aussi glissante soit-elle; et, enfin, à la grande surprise de Jack, ils sortirent de l'eau et il se retrouva réellement sur une terre ferme au fond de la mer. Ils ont atterri juste devant une belle maison qui était recouverte avec des coquilles d'huîtres! Et le Merrow, se tournant vers Jack, l'accueillit.
Jack pouvait à peine parler, il avait le souffle coupé par l’émerveillement de ce qu’il voyait et l’essoufflement du à son voyage si rapide sous l'eau. Il regarda autour de lui et ne vit aucune créature vivante, à l'exception des crabes et des homards, dont il y en avait beaucoup qui se promenaient tranquillement sur le sable. Au-dessus d’eux la mer ressemblait à un ciel et les poissons, à la manière des oiseaux, s'y baignaient.
"Pourquoi ne parlez-vous pas, Jack?" dit le Merrow: "J'ose imaginer que vous ne pensiez pas que j'avais un nid aussi douillet ici? Est-ce que vous êtes étouffé, ou noyé, ou êtes-vous inquiet au sujet Biddy?"

"Oh! Pas du tout", répondit Jack, montrant ses dents dans un sourire de bonne humeur; "mais qui dans le monde aurait jamais pensé voir une telle chose?"
'Allons, viens et voyons ce qu'ils ont fait à manger? "
Jack avait vraiment faim, et il n'eut aucun déplaisir à apercevoir une fine colonne de fumée sortant de la cheminée, annonçant ce qui se passait à l'intérieur. Dans la maison, il suivit le Merrow et y vit une belle cuisine, bien équipée. Il y avait une commode noble, et beaucoup de casseroles et de poêles, et deux jeunes Merrows en train de cuisiner. Son hôte l’a ensuite conduit dans la pièce principale, qui était assez mal meublée. Pas une table ou une chaise; rien que des planches et des rondins de bois pour s'asseoir et manger. Il y avait cependant un bon feu dans le foyer – ce qui réconforta un peu Jack.
"Viens maintenant, et je te montrerai où je garde - tu sais quoi", dit le Merrow avec un air sournois; et ouvrant une petite porte, il conduisit Jack dans une belle cave, bien remplie de bouteilles, de fûts, de carafes et de tonneaux.
"Que dites-vous de cela, Jack Dogherty? Alors! Ne peut-on pas vivre confortablement sous l'eau?"
"Plus le moindre doute," dit Jack, avec une moue convaincante de la lèvre supérieure, qui montrait qu'il pensait vraiment ce qu'il avait dit.
Ils retournèrent dans la pièce principale et trouvèrent le dîner préparé. Il n'y avait pas de nappe, bien sûr, mais qu'importe? Ce n'était pas tous les jours que Jack en avait une à la maison. Le dîner était digne des plus grandes  maisons du pays lors de la journée de rupture de jeûne. Le poisson de choix, et ce n’était pas étonnant, était bien présent. Des turbots, des esturgeons, des soles, des homards, des huîtres et une vingtaine d'autres espèces se trouvaient en même temps sur les planches, ainsi que les meilleurs alcools étrangers. Les vins, dit le vieil homme, étaient trop froids pour son estomac.

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Jack mangea et but jusqu'à ce qu'il ne puisse plus rien avaler. Puis il prit une coquille de cognac. "Bonne santé, monsieur," dit-il; "Cependant, je vous demande pardon, il est tout à fait étrange qu’alors que nous avons fait connaissance, je ne connaisse pas encore votre nom."
"C'est vrai, Jack," répondit-il; "Je n'y avais jamais pensé auparavant, mais mieux vaut tard que jamais. Je m'appelle Coomara."
"C’est un nom tout à fait décent," cria Jack en reprenant une autre coupelle de cognac: "bonne santé, Coomara, et puissiez vous vivre ces cinquante années à venir!"
"Cinquante ans!" répété Coomara; "Je vous suis obligé, ma foi! Mais c’est cinq cent ans qu’il aurait valu la peine de me souhaiter."
"Incroyable, monsieur," cria Jack, "vous vivez à un âge avancé ici sous l'eau! Vous connaissiez mon grand-père, et il est mort et bien après ses soixante ans. Je suis sûr que ce doit être un endroit sain pour vivre ici."
"Pas de doute, mais viens, Jack, laisse la liqueur te réchauffer."
Coquille après coupelle, ils ont tout vidé et, à la grande surprise de Jack, il s'aperçut que la boisson ne lui était pas montée à la tête, du fait, je suppose, de la mer qui les recouvrait, ce qui leur permettait de garder leurs cerveaux au frais.
Le vieux Coomara s'est mis à l'aise et a chanté plusieurs chansons; mais Jack, même si sa vie en dépendait, ne pourrait jamais se souvenir de plus qu’un refrain
"Rum fum boodle boo,
Ripple dipple nitty dob;
Dumdoo doodle coo,
Raffle taffle chittiboo!"

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C'était le refrain de l'un d'entre eux; et, à vrai dire, personne que je connaisse n’a jamais été en mesure d’en tirer une signification particulière; mais c’est le cas de beaucoup de chansons de nos jours.
Enfin, le merrow dit à Jack: "Maintenant, mon cher garçon, si tu me suis, je te montrerai mon cabinet de curiosités!" Il ouvrit une petite porte et conduisit Jack dans une grande pièce où Jack vit beaucoup de choses que Coomara avait récupérées à un moment ou à un autre. Cependant, ce qui attira principalement son attention, c’étaient des choses comme des casiers à homard rangées au sol le long du mur.
"Bien, Jack, comment aimez-vous mes curiosités?" dit le vieux Coo.
"Je dois avouer monsieur," dit Jack, "qu’elles méritent d'être regardés; mais pourrais-je me permettre de vous demander ce que sont ces choses comme des casiers à homard?"
"Oh! Les Casiers à Âmes, c'est ça?"

"Les quoi? Monsieur!"
"C'est dans ces casiers que je garde les âmes."
"Ah! Et quelles âmes, monsieur?" dit Jack avec étonnement. "Il me semble que les poissons n'ont pas d'âme en eux?"
"Oh! Non," répondit Coo, assez froidement, "bien sûr qu’ils n’en ont pas, mais ce sont les âmes des marins noyés."
"Le Seigneur nous préserve de tout mal!" murmura Jack, "Mais comment vous les êtes-vous procurées?"
"Assez facilement, en fait ; quand je vois une bonne tempête s'installer, je pars en poser une douzaine, puis, lorsque les marins sont noyés et que les âmes s’échappent des corps sous l'eau, les pauvres elles ont failli mourir, sans être habitués au froid; elles se servent de mes casiers pour se mettre à l’abri. Puis je les attrape et je les ramène à la maison, et n’est-ce pas bien pour elles, pauvres âmes, de se trouver bien au chaud dans de si bons casiers ? "
Jack était tellement frappé de stupeur qu'il ne savait pas quoi dire, alors il ne dit rien. Ils revinrent dans la salle à manger et burent un peu plus d'eau-de-vie, qui était excellente. Puis, sachant qu'il devait se faire tard et que Biddy était peut-être mal à l'aise, Jack se leva et dit qu'il pensait que c'était temps pour lui de rentrer.
"Comme tu veux, Jack," dit Coo, "mais prends un armagnac et un cognac avant de partir; tu as un  voyage glacial devant toi."
Jack pensa qu’il valait mieux ne pas refuser le verre du départ.
"Je me demande," dit-il, "je pourrai rentrer seul chez moi?"

"Tu devrais y arriver," dit Coo, "quand je t’aurai montré le chemin?"
Ils sont sortis devant la maison et Coomara a pris un de ses chapeaux et l’a posé à l'envers sur la tête de Jack , puis il a soulevé jack sur son épaule afin que le chapeau puisse toucher l'eau.
"Maintenant," dit-il en le soulevant, "tu arriveras juste à l’ endroit où tu as plongé; et, Jack, fais attention, rejette moi le chapeau."
Il inclina son épaule et Jack grimpa comme une bulle - il se mit à traverser l'eau, jusqu'à ce qu'il arrive au rocher d'où il avait sauté, et il y trouva un lieu de débarquement, et ensuite il jeta le chapeau qui coula comme une pierre.
Le soleil se couchait dans le beau ciel d'une soirée d'été calme. Alors Jack, s'apercevant qu'il était tard, partit pour la maison; mais quand il y arriva, il ne dit pas un mot à Biddy de l'endroit où il avait passé sa journée.

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Jack passa bien des nuits blanches à cause des pauvres âmes enfermées dans les casiers à homards et la façon de les libérer. Au début, il avait envie de parler de l'affaire avec le prêtre. Mais que pouvait faire le prêtre et qu'est-ce que Coo avait à faire du prêtre? De plus, Coo était un bon vieux type et il ne pensait pas qu'il faisait du mal. Jack le respectait aussi, et ce ne serait peut-être pas à son avantage si on savait qu'il avait l'habitude d'aller dîner avec des Merrows. A force de réfléchir il décida que son meilleur plan serait de demander à Coo de venir dîner chez lui et de s’arranger pour le saouler, s'il le pouvait, puis de prendre le chapeau et de faire monter les casiers. Cependant, il fallait avant tout écarter Biddy; car Jack ne voulait pas partager son secret avec elle.
En conséquence, Jack devint tout à coup bigot et pieux et dit à Biddy qu'il pensait que, pour le bien de leurs âmes, elle devait aller faire un pèlerinage à Saint John's Well, près d'Ennis. Biddy acquiesça, elle partit un beau matin à l'aube, demandant à Jack de surveiller de près la maison. La côte étant dégagée, Jack se dirigea vers le rocher pour appeler Coomara en lançant une grosse pierre dans l'eau. Jack la jeta, et Coo apparut!

"Bonjour, Jack", dit-il; "Qu'est-ce que tu me veux ?"
"Rien de spécial, monsieur," répondit Jack, "mais j’aimerais  dîner avec vous, si je peux me permettre de vous inviter."
"Cela me convient parfaitement, Jack, je t’assure. A quelle heure veux-tu que je vienne?"
«À tout moment qui vous convient le mieux, monsieur, disons une heure, de sorte que vous puissiez rentrer chez vous avec la lumière du jour.
"Je serai là," dit Coo, "ne crains rien."
Jack rentra chez lui et prépara un noble repas de poisson et sortit de ses meilleurs alcools étrangers, suffisamment pour faire boire vingt hommes. Coo arriva pile à l’heure, son bicorne sous le bras. Le dîner était prêt, ils s'assirent, mangèrent et burent avec virilité. Jack, pensant aux pauvres âmes dans les casiers, servait le cognac à volonté et encourageait le vieux Coo à boire, dans l'espoir de le faire rouler sous la table, mais le pauvre Jack avait oublié qu'il n'avait pas la mer pour garder son cerveau au frais. L'eau-de-vie y est entrée et a fait ses affaires, et Coo est reparti à la maison, laissant son artiste aussi muet qu'un haddock un vendredi saint.

Jack ne s'est réveillé que le lendemain matin et il était triste. "Cela ne m’a servi à rien d’essayer de saouler le vieux Coo," dit Jack, "et alors comment puis-je aider les pauvres âmes à sortir des casiers à homards?" Après avoir ruminé presque toute la journée, une pensée le frappa. "Je l'ai", dit-il en se frappant le genou; "Je parie que Coo n'a jamais bu une goutte de poteen, aussi vieux qu'il soit, et c'est la seule chose qui pourra l’endormir! Et comme Biddy ne sera pas à la maison avant trois jours, je peux avoir un autre rendez-vous avec lui. "


Jack invita de nouveau à Coo, qui se moqua de lui parce qu'il n'avait pas une belle tête, lui disant qu'il n’égalerait jamais son grand-père.
"Essayons encore une fois," dit Jack, "et je parie que je vous verrai ivre,cette fois."
"Pas de problèmes," dit Coo, "si cela peut te faire plaisir."
Lors de ce dîner, Jack prit soin de bien diluer sa propre liqueur et de donner le plus puissant cognac qu'il pouvait avoir à Coo. Enfin, il dit: "Pardon, monsieur, avez-vous déjà bu de la poteen? De la véritable rosée des montagnes?"
"Non", dit Coo; "Qu'est-ce que c'est et d'où ça vient?"
"Oh, c'est un secret," dit Jack, "mais c'est une boisson excellente - cinquante fois plus bonne que le brandy ou le rhum. Le frère de Biddy vient de m'envoyer en cadeau une petite goutte, en échange d'un peu de cognac, et comme vous êtes un vieil ami de la famille, je l'ai gardé pour vous. "
"Bien, voyons de quel genre de chose il s'agit", dit Coomara.
La poteen était de première classe. Coo était ravi: il a bu et il a chanté Rum Bum Boodle Boo encore et encore; et il a ri et il a dansé, jusqu'à ce qu'il  tombe sur le sol, profondément endormi. Puis Jack, qui avait pris soin de rester sobre, prit le chapeau à corne - s'enfuit au rocher - bondit et arriva bientôt chez Coo.

Tout était aussi calme qu'un cimetière à minuit - pas un Merrow, jeune ou vieux, n'était là. Jack est allé vider les casiers, mais il n'a rien vu, il a seulement entendu une sorte de petit sifflement alors qu'il les retournait chacun à leur tour. Il s’en étonna jusqu’à ce qu’il se souvienne de ce que les prêtres avaient souvent dit: aucun vivant ne pouvait voir les âmes, pas plus qu’il ne pouvait voir le vent ou l’air. Ayant maintenant fait tout ce qu'il pouvait pour elles, jack reposa les casiers comme avant et donna une bénédiction aux pauvres âmes pour les guider. Jack décida de rentrer. Il a mis le chapeau, comme il fallait, dans le mauvais sens; mais quand il en sortit, il trouva l'eau si haute au-dessus de sa tête qu'il ne pouvait espérer y pénétrer, maintenant qu'il n'avait plus le vieux Coomara pour le prendre en charge. Il marcha à la recherche d'une échelle, mais il ne put en trouver, et aucun rocher n'était en vue. Enfin, il vit un endroit où la mer était plus basse que nulle part ailleurs, alors il résolut de s’y rendre. Au moment même où il y arriva, une grosse morue avait baissé la queue. Jack fit un saut et la saisit, et la morue, toute étonnée, sauta et souleva Jack. À seconde où le chapeau a touché l'eau, Jack a été emmené, et a été tiré comme un bouchon, tirant la pauvre morue, qu'il avait oublié de lâcher. Il arriva au rocher en un rien de temps et sans délai, il rentra chez lui, se réjouissant de la bonne action qu'il avait accomplie.

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Mais, entre temps, il s’était passé des choses  à la maison; car notre ami Jack avait à peine quitté la maison pour son expédition qui libérait les âmes, que Biddy revenait de son pèlerinage à Saint John's Well, près d'Ennis  Lorsqu'elle est entrée dans la maison et qu'elle a vu les objets qui se trouvaient en « distribil »  sur la table devant elle
- "Voici un joli travail!" dit-elle "Ce bon à rien - quelle malchance j’ai eu de l'épouser! Il aura ramassé un vagabond ou un je ne sais quoi, alors que je priais pour le bien de son âme, et ils ont bu tout le poteen que mon frère lui a donné, ainsi que tous les alcools, qu'il aurait dû vendre pour gagner un peu d’argent. "
Puis, entendant un grognement bizarre, elle baissa les yeux et vit Coomara allongé sous la table.
"Sainte Vierge, aidez-moi", cria-t-elle, "Il n’a même plus tête humaine ce vaurien! Eh bien, j'ai souvent entendu dire qu’un homme peut se transformer en bête avec de la boisson! Oh la la, oh la la! - -Jack, mon chéri, que vais-je faire de toi, ou que vais-je faire sans toi? Comment une femme décente peut-elle penser à vivre avec une bête? "

Pleurant et se lamentant, Biddy se précipita hors de la maison et partit, elle ne savait pas où, lorsqu'elle entendit la voix bien connue de Jack chanter une chanson joyeuse. Biddy était contente de le trouver sain et sauf et de ne pas âtre devenu une chose qui ne ressemblait ni à du poisson ni à de la chair. Jack fut obligé de tout lui dire, et Biddy, même si elle était fâchée contre lui, reconnut qu'il avait rendu de grands services aux pauvres âmes. Ils revinrent tous les deux à la maison et Jack réveilla Coomara; et, voyant le vieil homme en piteux état, il lui  recommanda, de ne plus boire de poteen. Coo, à moitié conscient, se leva, et sans dire un mot, s'éloigna pour se rafraîchir par une escapade dans l'eau salée.

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Coomara, ne posa jamais de questions au sujet des âmes.
Lui et Jack ont continué à être les meilleurs amis du monde, et personne, n'a jamais égalé Jack pour avoir libéré des âmes du purgatoire; car il inventa cinquante excuses pour s'introduire dans la maison au-dessous de la mer, afin de retourner les casiers et laisser sortir les âmes. Cela le contrariait, bien sûr, de ne jamais pouvoir les voir; mais comme il savait que la chose était impossible, il s’en satisfaisait.
Leurs rapports ont continué pendant plusieurs années. Cependant, un matin, alors que Jack a jeté une pierre, comme d'habitude, il n'a pas eu de réponse. Il en jeta une autre, et une autre, toujours sans réponse. Il s'en alla et revint le lendemain matin, mais ce fut inutile. Comme il était sans chapeau, il ne pouvait pas aller voir ce qu’était devenu le vieux Coo, mais il pensa que le vieil homme, ou le vieux poisson, ou quoi qu’il soit, était mort ou avait quitté de le pays.

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Date de dernière mise à jour : 15/08/2020