Alanic, le garçon vacher
ALANIC LE GARÇON VACHER SCRIGNAC
(Alanic ar paotr-saout)
Alanic avait perdu sa mère tout petit et son père s’était vite remarié. Sa nouvelle femme s'appelait de son vrai nom Catou Kerriadec; mais dans le pays on ne connaissait guère que son surnom: "La vipère de Kérantour ''
Tout le monde la détestait, sauf son mari qu'elle menait par le bout du nez, et Monsieur le Recteur qui lui aurait donné le bon Dieu sans confession. Ce monstre fit d'Alanic son souffre-douleur.
Le pauvre petit ! Il mangeait plus souvent des taloches que du fard de « blé blanc », plus souvent de coups de pieds que de galettes de « blé noir »! Ses petits bras étaient tatoués de bleus. Et il fallait voir comment il était habillé! Il faisait pitié, le pauvret, avec son pantalon, un pantalon trop petit qui s’arrêtait à ses genoux et était mille fois rapiécé. Pensez donc ! C'était son premier pantalon et Alanic la portait depuis quatre ans déjà! Ce qui lui servait de paletot était à l'avenant… Et les coudes maigres, maigres du pauvre Alanic avaient percé les manches trop étroites. Alanic portait aussi une chemise. Catou la lui changeait tous les mois. Mais Alanic voyait avec terreur approcher ce qu’il appelait « le jour de la chemise ».
Ce jour-là, il lui fallait subir l'humeur acariâtre et les perfides bourrades de sa belle-mère qui maugréait:
-« Faut-il être sale, tout de même, faut-il être sale pour être forcé de changer si souvent de chemise! »
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Alanic, bien entendu, n'allait pas à l'école comme les enfants de son âge. Lorsqu'un voisin en faisait la remarque à Catou, elle répondait avec un petit air sucre et miel, les yeux dévotement sournois, la voix pleurnicharde :
- « A l'école! Et pourquoi faire, vierge Marie! C'est un innocent, et jamais, jamais on n'en tirera rien de bon! »
Puis, onctueuse, avec, au coin de la paupière, une larme hypocrite, elle ajoutait:
- « Hélas ! Le bon Dieu m'a donné là une croix bien lourde à porter! Que voulez-vous?»
Ah! Coquine, satanée coquine, va ! Dans le pays on s'habitua à prendre pour de l'idiotie ce qui n'était que sauvagerie et excessive timidité et on répétait après la marâtre:
-« C'est un innocent».
Seulement, on ajoutait :
-« La vipère de Kerantour lui a tourné l'esprit ! »
Alanic pouvait se dire le plus malheureux des enfants. Victime de l'horrible Catou, il était la risée des gamins du voisinage qui sans cesse, le harcelaient de leurs méchants quolibets. Le pauvre Alanic n'avait que ses pleurs pour se défendre. Armes bien impuissantes, hélas, contre une femme sans cœur et des enfants sans pitié.
Ah ! Comme l'orphelin haïssait cette marâtre, cause de ses tourments! Ah, comme Alanic aurait aimé pouvoir se venger. Mais, que pouvait-il faire à part se ronger les ongles de dépit, crisper de rage ses menottes inoffensives et c’était tout. C'était tout, Alanic ne pouvait rien, rien par lui-même.
Heureusement qu'il y a là-haut un bon Dieu qui sait, quand il lui plaît, donner aux méchants d'inoubliables leçons. Emu des atroces souffrances du pitoyable Alanic, il lui vint en aide contre la maudite « vipère de Kerantour ».
Vous allez voir comment et vous allez rire : oui, vous rirez, car jamais on n'eut pitié de qui toujours ignora la pitié.
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Chaque matin Alanic menait paître le nombreux bétail de sa marâtre dans les vastes prairies du Roudou-hir. Tous les jours, au départ, c'était invariablement la même scène. Le
Coq n'avait pas encore chanté que déjà la fermière se précipitait vers le lit de l'orphelin.
Rageusement elle le secouait en glapissant:
- Allons ! Oust ! Debout paresseux !
Et si, par malheur, lourd de sommeil le pauvre Alanic lambinait:
_Vlan ! Vlan ! _ C’étaient de traîtresses taloches, en veux-tu, en voilà !
- « Allons ! En route et dépêche Voici ton sac! »
Dans ce sac la fermière avait mis un crouton de vieux pain dont les chevaux ne voulaient plus !
Et pour boire?
-« Tu tremperas tes croûtes dans le ruisseau, » ricanait la méchante, « ça les fera descendre! »
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Un matin, appuyé contre un chêne, Alanic rêvait. Deux larmes mornes rayaient ses joues maigres. Le pauvre était triste et pourtant le ciel en liesse souriait à la terre. Cependant, insensible à la beauté de la nature, Alanic poursuivait son propre rêve. Le malheureux ne voyait rien, n'entendait rien; pas même le coucou qui jetait son nom aux échos de la vallée... Non, le monde visible n'existait plus pour lui. Alanic contemplait sans doute cette mère qui l'aurait tant aimé et il maudissait en son cœur l'Ankou, le terrible, qui était venu et avait fauché son bonheur.
Brusquement, un bruit de gros « sabots de bois » heurtant les cailloux du sentier voisin l'arracha à son rêve. Le premier mouvement d’Alanic fut de fuir et de se cacher. Mais, vite rassuré, il s'arrêta : Trois vieillards en haillons appuyés sur des penn-baz noueux étaient plantés devant lui. Une besace vide battait tristement leurs flancs. Alanic a reconnu de malheureux « chercheurs de pain » et son âme s'est émue de pitié.
Cependant, d'une voix dolente, l'un des misérables a imploré:
- « Au nom de monsieur Jésus-Christ et de Madame Marie, sa glorieuse mère, pitié, aie pitié de nous ! ... Hélas ! Le monde devient bien dur aux malheureux; voilà deux fois douze heures d'horloge que nous n'avons rien mangé! »
- « Pauvres amis ! Répondit Alanic, je ne suis pas riche, mais je vous offre de bon cœur ce que je possède: un vieux crouton que vous ne pourrez, hélas, avaler, à moins que vous ne les trempiez dans le ruisseau ... Prenez, prenez tout. »
-« Et toi, enfant? »
- « Oh ! Moi, mais j’ai le cresson, l’oseille de la prairie et les mures noires de la haie … »
Alanic n'achève pas et tombe à genoux. Les trois mendiants se sont subitement transformés ; leur taille s'est redressée ; une auréole lumineuse couronne leur front et leurs habits brillent comme l'arc-en-ciel.
-« N'aie pas peur, pauvre petit et lève-toi, » dit l'un d'entre eux; « je suis Jésus-Christ et voici saint Pierre et saint Paul, mes fidèles serviteurs ... Tu es charitable, je veux te récompenser. Tu as bien voulu nous aider tous les trois. Alors, forme trois souhaits et ils seront exaucés ».
Sa voix mélodieuse rassura Alanic.
-« Allons, mon enfant, ton premier souhait? »
-« Je voudrais un biniou qui ferait danser tout le monde. »
-« Soit ! » répond le Christ avec un radieux sourire et un magnifique biniou vient se poser de lui-même sur les bras de l'enfant.
-« Ton second souhait? »
- « Je serais bien content d'avoir une flèche capable de faire tomber tous les oiseaux que je viserais, mais sans leur faire le moindre mal ! »
-« Accordé! Et ensuite? »
Alanic baisse la tête en rougissant, puis, se redressant il dit d’une voix tremblante :
-« Je voudrais pouvoir faire « péter » ma belle-mère chaque fois que je la regarde de travers! »
-« Oh! » s'exclama saint Pierre offusqué.
- « Pourquoi te scandaliser, Pierre » dit sévèrement le Sauveur; « sache-le bien, l'hypocrisie dans le langage est aussi méprisable que l'hypocrisie dans les actes.»
Puis, se tournant vers Alanic :
- « Petit, sois heureux, tes trois vœux sont réalisés!»
Et les messagers célestes s'évanouissent dans un rayon de soleil.
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Revenu à lui, Alanic se demanda s'il n'a pas rêvé. Mais non! Le biniou était bien là, serré contre sa poitrine; et il y avait, à ses pieds, un arc et des flèches.
Oh! Ils ne chômèrent pas longtemps! L'impatient Alanic brûlait d'éprouver leur puissance magique.
- « Voyons d’abord ma flèche » murmura-t-il.
A ce moment, une alouette passa au-dessus de lui. Alanic la vise, l'oiseau tombe. Miracle! Il n'est nullement blessé! Sur un signe de l'orphelin, il s'élève de nouveau dans les airs. Ce n'est bientôt plus qu'un point presque imperceptible, qui, rapide, perce l'azur du ciel.
-« Maintenant, un petit air de Biniou », se dit Alanic.
Oh! Le merveilleux instrument! Dès les premières notes, ce fut un branle-bas général. Les vaches ruminantes interrompirerent leur lourde digestion et se précipitèrent dans une sarabande infernale.
Enfin, à bout d'haleine, Alanic s'arrêta. Le calme se rétablit aussitôt. Alanic est heureux. Oh! Il le sera encore bien plus tout à l'heure! Comme le soleil va bientôt ·se cacher derrière la colline, vite, Alanic rassemble son troupeau et : « En route pour la ferme! ».
Voici la maison; la porte est grande ouverte; Catou fait des crêpes, accroupie près de la cheminée. Alanic la regarde en louchant malicieusement et, aussitôt, une série de « prout ! prout ! » sonores dominent le crépitement des brindilles sèches dans l'âtre.
-« Qu'ai-je donc à péter de la sorte? » murmura Catou, absolument ahurie.
Parfait! pensa Alanic en se frottant joyeusement les mains, tu ne perds rien pour attendre!
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Le dimanche suivant l'église de Scrignac était toute remplie. Toute la paroisse était là réunie; même le notaire et l'instituteur! Monsieur le Recteur devait prononcer un beau récit de la mort du Christ. C'était le moment solennel attendu par Alanic. Caché derrière un pilier, il coule un regard de travers du côté de sa « mère- crèpes » qui, au pied de l’autel, étalait orgueilleusement son humilité hypocrite …
Ah! Mes enfants, quelle musique?
Des « prout! prout! » formidables retentissent et se suivent pressés, pressés comme les moutons lorsqu'ils vont voler du trèfle; et les joues de Catou deviennent rouges, rouges, puis violettes de honte. Elle fait pourtant des efforts visibles pour se retenir. « Mais rien à faire! » Les détonations n'en éclatent qu'avec plus d'intensité! Une vraie pétarade sonore et qui sentait fort.
Ah ! Vous pouvez croire qu'on ne s’occupait plus du sermon ! Un rire général éclata dans l’église et grossit comme un tonnerre de Brest. Monsieur le Recteur s'adresse à la « Perlous » à « l'empouèzon » qui se permet d'outrager ainsi le bon Dieu jusque dans son sanctuaire et la somme de sortir.
Plus morte, que vive, Catou se lève et se dirige vers la porte, moins vite qu'elle ne le voudrait et soufflant toujours de plus fort en plus fort dans sa bombarde!
C’est alors que Monsieur le Recteur a reconnu Catou et sa colère tombe subitement : Il a vient de chasser de l'Eglise sa meilleure paroissienne, celle qui lui donne les plus fortes quêtes !
Vite, il termine la messe. Puis, il s'empresse d'aller présenter ses excuses à la fermière. Il la trouve tout en larmes, inconsolable. A travers ses sanglots, elle réussit enfin à faire comprendre au prêtre qu'elle soupçonne fort son garnement de fils de lui avoir jeté un sort.
-« Ah ! C’est ça! » S’écrie le Recteur, je vais le corriger avec du genêt vert! « Où est-il? »
- « Il garde les vaches dans la prairie du Rondou-hir ».
Et le voilà parti.
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Arrivé près de la barrière de la prairie, le recteur appelle Alanic. Mais Alanic fait le sourd. Tout à coup, Alanic tend son arc et lance une flèche: Un oiseau merveilleux, comme on n'en avait jamais vu dans le pays, tombe dans ronces et l'aubépine qui couronnent le talus, à dix pas du prêtre.
Celui-ci écarquille les yeux. Ah ! Qu’il voudrait posséder cet oiseau extraordinaire !
Il supplie Alanic d’aller le prendre.
-« Je te donnerai cinq sous .... Dix .... Vingt .... Quarante! »
Alanic ne bronche pas.
- « Allez vous-même, monsieur le Recteur! »
Monsieur le Recteur se décide enfin. Il escalade le talus et, la soutane entre les jambes, se glisse, non sans peine, dans le fouillis de ronces et d’aubépine, Il n'a plus qu'à avancer la main pour saisir l'oiseau. L'eau lui en vient à la bouche!
A ce moment, Alanic se met à jouer un air de Biniou. Et voilà Monsieur le Recteur qui se met danser! Sa soutane s'accroche aux épines, s'accroche aux ronces, et n'est bientôt plus qu'une loque déchiquetée. Et il n'y a pas que sa soutane, il y a aussi sa culotte et sa chemise! Et aussi ce qu’il y avait en dessous : c'est-à-dire la peau de son derrière. Le recteur hurle comme un possédé! Mais, Alanic, qui n'est pas méchant, met fin à sa musique et s'éloigne en courant.
Monsieur le Recteur se dirigea, clopin-clopant, vers le bourg, et se rendit chez le juge de paix.
Le juge de paix condamna Alanic à mort. Arrêté par Monsieur Frim, l'arrière-grand-père de l'arrière-grand-père du garde-champêtre actuel, Alanic fut jeté en prison.
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Le jour de l'exécution est bien vite arrivé.
Pour la circonstance, on a installé une sorte de plate-forme sur1a grande place du bourg avec des planches posées sur des barriques. Au milieu, on a planté le tronc d’un sapin dont le sommet est traversé par une tige de fer horizontale, munie d'une poulie ... Sur cette poulie, il y a une corde avec un nœud coulant. C'est là-haut que va être, tout à l'heure, hissé le pauvre Alanic, comme une andouille dans une cheminée ! La place est grouillante de monde. Tout le canton s'est donné rendez-vous à Scrignac: Enfants, vieillards, bien-portants, infirmes, il ne manque personne.
Midi sonne! C’est l'heure fixée pour l'exécution. D'une voix tremblante, le vieux juge de paix lit la sentence. Puis, se conformant à la tradition, il demande au condamné de formuler un dernier souhait :
- « Je voudrais vous jouer un petit air de biniou, » dit simplement Alanic.
-« Non! Non ! Pas ça! Pas ça! » S’exclame Monsieur le Recteur.
- « Monsieur le Recteur, » répond le juge de paix, « je le regrette beaucoup, mais il m'est impossible de refuser à ce malheureux ce qu'il demande : La loi est formelle. »
-« Alors, que l'on m'attache au sapin! » cria le recteur.
C'est que Monsieur le Recteur ne veut pas danser devant ses paroissiens! En une minute, il est solidement ficelé. Cependant, Alanic a gonflé son " sac'h biniou " et joue un air de gavotte. Jamais on ne vit danse pareille ! Même les vieillards bondissaient joyeux et pleins d'entrain ! Quelqu'un, par exemple, qui ne s'amusait pas, c'est monsieur le Recteur! Malgré lui, il danse du ventre, des bras, des jambes et les cordes lui labouraient profondément les chairs. Et quelqu'une qui s'amusait encore moins, c'est Catou! Elle était venue là comme à une fête, se promettant de rire tout son content en regardant Alanic faire la grimace et tirer la langue pour la dernière fois! Mais, grâce à Dieu, il n'est pas encore mort Alanic! Tout en soufflant, il lorgna sa « mère-crêpes » et se sont des pétarades, des pétarades! On dirait un tambour venu là exprès pour faire concurrence au biniou! Et on rit, on rit formidablement, à se faire entendre de Morlaix!
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Hélas! Tout a une fin. Alanic cessa de '' musiquer "·
Vous comprenez bien que le juge de paix qui ne s'est jamais tant amusé s'empressa de faire plaisir à la foule en accordant la vie sauve au condamné.
Et je puis vous affirmer qu'il la conserva longtemps. La preuve, c'est que le grand père de mon grand-père l'a très bien connu : Alanic avait alors cent vingt ans!
« Damnée soit la peau de mon âme" (Juron breton) si ce que je vous ai raconté n'est pas la vérité! Et puis, après tout, si vous ne voulez pas me croire, tant pis pour vous!
Date de dernière mise à jour : 10/06/2019