intersigne de l'alliance
Marie Cornic, de Bréhat, avait épousé un capitaine au long cours qu’elle aimait de toute son âme. Malheureusement, par métier, il était obligé de vivre la plupart du temps loin d’elle. Marie Cornic passait ses nuits et ses jours à se repaître du souvenir de l’absent. Dès qu’il était parti, elle s’enfermait dans sa maison, n’acceptant d’autre compagnie que celle de sa mère qui demeurait avec elle et qui la morigénait même quelquefois sur cette affection trop exclusive qu’elle avait pour son mari.
Elle lui disait sans cesse :
— Il n’est pas bon de trop aimer, Marie. Nos « anciens » du moins le prétendaient. Trop de rien ne vaut rien.
À quoi Marie ripostait aussi par un proverbe :
N’hen eus mann a vad ’bars ar bed,
Met caroud ha bezan caret.
« Il n’est rien de bon dans le monde — que d’aimer et d’être aimée. »
La jeune femme ne sortait de chez elle que le matin, et c’était pour se rendre à l’église où elle assistait régulièrement à toutes les messes, priant Dieu, la Vierge et tous les saints de Bretagne de veiller sur son mari et de le ramener à Bréhat, sain et sauf.
Le jardin qui entourait sa maison était contigu au cimetière. Elle fit percer une porte dans le mur de séparation, et put désormais aller et venir de chez elle à l’église, de l’église chez elle, sans avoir à traverser le bourg, sous les regards indiscrets des commères.
Une nuit, elle se réveilla en sursaut. Il lui sembla qu’elle venait d’entendre sonner une cloche.
— Serait-ce déjà la première messe, la messe d’aube ? se demanda-t-elle.
Sa chambre était éclairée d’une lumière vague. Comme on était en hiver, elle pensa que c’était le petit jour. La voilà de se lever et de se vêtir en grande hâte, puis de s’en aller d’une course jusqu’à l’église.
Elle fut tout étonnée, en entrant, de trouver la nef pleine de monde, plus étonnée encore de voir que c’était un prêtre étranger qui officiait.
Elle se pencha à l’oreille d’une de ses voisines :
— Pardon, dit-elle, si je vous dérange. Mais que signifie cette solennité ? J’étais à la grand’messe dimanche dernier, j’ai attentivement écouté le prône, et je ne me souviens pas d’avoir entendu annoncer de fête majeure pour cette semaine…
La voisine était si profondément absorbée dans son oraison que Marie Cornic ne put obtenir d’elle aucune réponse.
À ce moment, il se fit une espèce de remous dans l’assistance. C’était le chasse-gueux qui s’ouvrait passage à travers les rangs serrés de la foule. D’une main il tenait sa hallebarde, de l’autre un plat de cuivre qu’il promenait sous le nez des gens, en bramant d’une voix lamentable :
— Pour l’Anaon, s’il vous plaît ! Pour l’Anaon. Les gros sous pleuvaient dans le plat de cuivre. Marie Cornic regardait s’avancer le quêteur.
— C’est singulier, pensait-elle. Je ne reconnais personne ici, pas même le chasse-gueux. Je n’ai cependant pas ouï dire qu’on ait donné un successeur à Pipi Laur. Dimanche dernier, c’était encore lui qui portait la hallebarde… En vérité je suis tentée de croire que je rêve.
Elle finissait à peine cette réflexion que le chasse-gueux était près d’elle.
Vite, elle mit la main à sa poche.
Fatalité ! dans son empressement à accourir à la messe, elle avait oublié de prendre son porte-monnaie.
L’homme de la quête secouait le plateau désespérément.
— Pour l’Anaon ! Pour le pauvre cher Anaon ! clamait-il.
— Mon Dieu ! Balbutia Marie Cornic qui se sentait prête à défaillir de honte, je n’ai pas un sou sur moi.
Le chasse-gueux lui dit alors d’un ton dur :
— On ne vient pas à cette messe-ci, sans apporter son obole aux âmes défuntes.
La malheureuse femme retourna ses poches pour lui faire constater qu’elles étaient vides.
— Vous voyez bien que je n’ai pas un rouge liard.
— Il faut cependant que vous me donniez quelque chose ! Il le faut !
— Quoi ? que puis-je vous donner ? murmura-t-elle, à bout de forces.
— Vous avez votre alliance d’or. Déposez-la dans le plateau.
Elle n’osa pas dire non. Elle croyait sentir tous les yeux fixés sur elle. Elle fit glisser sa « bague de noces » hors de son doigt. Mais à peine eut-elle déposée dans le plateau, qu’une angoisse étrange lui étreignait le cœur. Elle se prit le front entre les mains et se mit à pleurer en silence. Combien de temps resta-t-elle dans cette attitude ? Elle n’aurait su le dire.
… Six heures cependant venaient de sonner. Le recteur de Bréhat en ouvrant une des portes basses de l’église ne fut pas peu surpris de voir une femme à genoux, au pied de l’un des piliers. Il la reconnut aussitôt, et, allant à elle, il lui toucha l’épaule :
— Que faites-vous là, Marie Cornic ? Elle sursauta sur sa chaise.
— Mais… Monsieur le recteur j’assiste à la messe !…
— La messe ! !… Au moins eussiez-vous dû attendre qu’elle fût commencée !
Alors seulement, Marie Cornic songea à regarder autour d’elle. De l’innombrable assistance qui tout à l’heure emplissait l’église, il ne restait plus personne. Elle faillit s’évanouir de stupeur. Mais avec de bonnes paroles le recteur la réconforta.
— Marie, lui dit-il, racontez-moi ce qui s’est passé. Elle raconta tout, point par point, sans omettre un détail. Le récit terminé, le recteur prononça tristement :
— Venez, Marie. Celui qui vous a dépouillée de votre bague de noces n’a pas dû l’emporter bien loin.
Ce disant, il franchissait la balustrade du chœur et gravissait les marches de l’autel. Il souleva la nappe. L’alliance était sur la pierre sacrée.
— Emportez-là, dit-il, en la rendant à la jeune femme, et rentrez chez vous. Vous avez beaucoup aimé, vous aurez beaucoup à pleurer.
…Quinze jours après, Marie Cornic apprenait qu’elle était veuve. Le navire que commandait son mari avait sombré, en vue des côtes d’Angleterre, la nuit où elle assistait à la messe étrange, et à l’heure même où le « chasse-gueux des morts » la contraignait à quitter sa bague.
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Date de dernière mise à jour : 12/01/2018