l'homme aux deux chiens
Une fois il y avait, un jour il y aura,
C’est le commencement de tous les contes.
Il y avait une fois un roi de France qui n’avait qu’un seul enfant, une fille. Il était très peiné de n’avoir pas un fils pour lui succéder, et il se disait avec douleur :
— Ma race s’éteindra donc avec moi !
Et cette pensée le tourmentait beaucoup. Quoique déjà âgés, la reine et lui priaient Dieu tous les jours de leur accorder un fils. Leurs prières furent enfin exaucées, et il leur naquit un fils, un fort bel enfant.
Le vieux roi mourut bientôt après, après avoir marié sa fille à un roi puissant ; et la reine aussi ne tarda pas à le suivre. Le jeune prince, nommé Jean, devait monter sur le trône à l’âge de vingt et un ans ; mais, en attendant sa majorité, sa sœur et son mari étaient investis de l’autorité souveraine. La naissance du prince avait contrarié les projets ambitieux de sa sœur ; aussi lui témoignait-elle peu d’affection. Elle le relégua chez un fermier, à quelque distance de son palais, et elle allait assez rarement le voir. Cependant le jeune prince grandissait ; le fermier l’aimait comme son fils, et il se trouvait chez lui aussi bien qu’à la cour, et peut-être mieux. Un jour sa sœur vint le voir, et remarquant comme il avait bonne mine et promettait d’être fort et vigoureux, elle s’en effraya, et dit au fermier que s’il voulait le faire mourir, elle lui ferait don de la ferme, une ferme magnifique. Le fermier promit ; mais il n’eut jamais le courage de mettre sa promesse à exécution. Il jura pourtant qu’il l’avait fait.
Le jeune prince, déguisé à partir de ce jour en petit pâtre, allait avec les jeunes pâtres de la ferme garder les moutons sur la lande, et il y prenait grand plaisir, chantant et jouant avec eux, et cherchant des nids au printemps. Il y avait dans le troupeau une brebis noire qu’il aimait par dessus toutes les autres. Un jour, elle eut deux petits agneaux, l’un noir et l’autre tout blanc. La joie de Jean en fut très grande. Au coucher du soleil, quand le troupeau rentra à la ferme, il prit le petit agneau blanc dans ses bras et l’apporta au bercail. À partir de ce moment, ce fut son plus fidèle compagnon et son meilleur ami. L’agneau le suivait partout, comme un petit chien.
Parvenu à l’âge de dix-huit ans, Jean se lassa cependant de cette vie, et voulut voyager pour chercher des aventures. Le fermier l’aimait beaucoup ; cependant, comme il craignait que sa sœur, le voyant quelque jour, ne vînt à le reconnaître, il le laissa partir. Le voilà donc sur les chemins, allant au hasard, où Dieu le mènera, et accompagné de son agneau blanc seulement. Un jour, en traversant une grande forêt, il rencontra un chasseur, suivi de deux chiens. L’agneau blanc s’effraya à la vue des chiens, et Jean le prit dans ses bras. Le chasseur s’approcha et lui dit :
— Voulez-vous, jeune homme, me céder votre agneau blanc, en échange de mes deux chiens ?
— Faites excuse, monseigneur, je ne veux pas céder mon agneau blanc.
— Je vous donnerai encore mon fusil.
— Non, non, je ne me séparerai pas de mon agneau blanc.
Et il le serrait contre son cœur. Et il s’éloigna. Le seigneur le suivit, en disant :
— Ces chiens-ci, mon ami, vous défendront et vous tireront du danger, n’importe où vous vous trouverez.
— Je ne donnerai pas mon agneau, je ne donnerai pas mon agneau.
Et il continua son chemin. Cependant il réfléchit bientôt, et se dit :
— Ils sont bien beaux, ses chiens, à ce chasseur-là ! Ils me défendront partout et me tireront de danger, m’a-t-il dit ; et mon pauvre agneau, hélas ! ne peut le faire. Et son fusil aussi est très beau !… Il faut que je retourne pour lui dire que j’accepte.
Et il retourna sur ses pas, et se mit à crier :
— Seigneur ! seigneur ! j’accepte le marché, vos deux chiens et votre fusil, contre mon agneau blanc.
Et ils firent l’échange.
— Les chiens s’appellent Brise-Fer et Sans-Pareil, lui dit le seigneur.
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Jean continua sa route, suivi de ses deux chiens et son fusil sur l’épaule, et tout fier de son marché.
Vers le coucher du soleil, il rencontra une hutte de sabotier dans le bois.
Il y entra et demanda :
— Ne connaissez-vous pas dans les environs quelque gentilhomme qui ait besoin d’un bon chasseur ?
— Il y a, non loin d’ici, au milieu du bois, un château où réside un seigneur qui a constamment douze valets chasseurs, avec lesquels il parcourt tous les jours la forêt ; un de ses chasseurs l’a quitté hier, et si vous êtes habile tireur, je pense qu’il vous prendra à son service.
Jean se rendit aussitôt au château, et le seigneur l’accepta, d’autant plus volontiers que ses deux chiens lui plaisaient beaucoup.
Mais la cuisinière ne vit pas avec plaisir ce surcroît de meute, et par conséquent de travail pour elle qui préparait aussi la nourriture des chiens, et elle fit à Jean un accueil peu gracieux.
— Ne vous fâchez pas, cuisinière, lui dit celui-ci, mes chiens ne ressemblent pas aux autres chiens que vous avez ici, et ils vous rendront mille petits services ; voyez plutôt : — Ici, Brise-Fer et Sans-Pareil, et déplumez-moi vite ces perdrix-là !
Et, en un clin d’œil ils eurent déplumé deux douzaines de perdrix qui se trouvaient sur la table. La cuisinière cessa alors de murmurer, et, à partir de ce moment, Brise-Fer et Sans-Pareil furent ses protégés, et elle leur réservait toujours quelque bon morceau.
Tous les jours Jean, grâce à ses deux chiens, prenait à lui seul autant de gibier que les onze autres chasseurs ensemble. Aussi était-il dans les bonnes grâces de son maître. Mais ses compagnons ne l’aimaient pas ; ils étaient jaloux et ne lui voulaient aucun bien. Lorsque leur maître leur vantait son adresse :
— La belle affaire, répondaient-ils, avec des chiens comme il en a ! Si nous avions ses chiens, chacun de nous en ferait autant que lui !
Un jour, ils renfermèrent Brise-Fer et Sans-Pareil dans une des tours du château. Quand il s’agit de partir pour la chasse, Jean ne retrouva plus ses chiens. Il eut beau les siffler, les chercher partout, ce fut peine perdue.
Il lui fallut donc partir sans eux. Mais à peine fut-il entré dans la forêt, qu’il se vit entouré de toutes sortes de bêtes fauves, loups, renards, sangliers, qui montraient les dents et semblaient tout disposés à le mettre en morceaux.
— Mon Dieu ! se dit-il, je vais être dévoré par ces bétes-ci. Ah ! si j’avais eu ici Brise-Fer et Sans-Pareil !
À peine eut-il prononcé leurs noms que Brise-Fer et Sans-Pareil se trouvèrent auprès de lui. Et loups et renards et sangliers de déguerpir au plus vite, en les voyant arriver !
Ce jour-là il prit encore, comme à l’ordinaire, quantité de gibier de toute sorte, et le soir, quand il rentra au château, ses compagnons furent bien étonnés de voir comme il était chargé.
— Comment, se dirent-ils, est-ce que les deux chiens se seraient échappés ?
Et ils allèrent voir à la tour. Brise-Fer et Sans-Pareil y étaient rentrés.
— Comment diable fait-il donc ?
Jean, s’apercevant que ses compagnons n’étaient animés d’aucuns bons sentiments à son égard, craignit quelque mauvais tour de leur façon et se dit un jour :
— Je crois que ce que j’ai de mieux à faire, c’est de me sauver d’ici au plus vite.
Il partit donc, au milieu de la nuit, emmenant ses deux chiens. Et le voilà encore errant à l’aventure, mais sans souci de rien, maintenant qu’il connaît ce que valent ses chiens.
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En passant par une forêt, il rencontra un cavalier, tout habillé de rouge et monté sur un cheval blanc.
Le cavalier vint à lui et lui demanda :
— Que fais-tu par ici avec tes deux chiens ?
— Ma foi, je cherche un maître.
— Es-tu bon tireur ?
— C’est précisément parce qu’on me trouvait trop bon tireur qu’il m’a fallu quitter le château où j’étais.
— Eh bien ! veux-tu être le gardien de mon bois ?
— Je le veux bien.
— C’est convenu. Voilà cinq sous que je te donne ; et si tu ne les donnes jamais tous les cinq à la fois, tu auras toujours cinq sous dans ta poche, quelque souvent que tu y mettes la main… Puis, quand tu voudras dormir, couche-toi à terre, n’importe où tu te trouveras, et tu te croiras dans un lit de plume.
— Cela me plaît, dit Jean.
Puis ils s’en allèrent, chacun de son côté.
Jean se mit à parcourir le bois, accompagné de ses deux chiens et son fusil sur l’épaule. Le gibier n’y manquait pas et il en tuait à volonté. Mais il avait beau marcher, aller toujours plus loin, dans toutes les directions, il ne trouvait pas de fin au bois, et il ne rencontrait ni habitation, ni aucun être humain.
Enfin un jour, après avoir erré de la sorte longtemps, longtemps, il se trouva dans une grande avenue, pleine de belles fleurs aux parfums délicieux et où les oiseaux de la forêt semblaient s’être tous réunis, pour chanter et voltiger autour de ces belles fleurs. À l’extrémité de l’avenue, qui était fort longue, se trouvait une grande porte garnie de fer.
— C’est ici, sans doute, que demeure le maître de la forêt, se dit-il ; je voudrais bien lui parler, car il me semble qu’il y a plusieurs années que je garde son bois, sans l’avoir vu qu’une seule fois.
Et il frappa à la porte. On lui ouvrit. Il se trouva alors dans une grande cour de château, où il ne vit personne. Il remarqua une porte ouverte. Il entra encore, et se trouva dans une vaste cuisine ; mais il ne voyait toujours personne.
— Est-ce que ce château est abandonné ? se dit-il. Ma foi, je m’y installe alors.
Il y avait pourtant bon feu au foyer, et un agneau à la broche. Quand Jean jugea que l’agneau était cuit à point, comme personne ne paraissait, il le retira du feu, et se mit à manger de bon appétit, sans oublier ses chiens. Il trouva aussi d’excellent vin et fit un repas comme il n’en avait point fait depuis longtemps. Quand il eut fini, il fut bien surpris de voir une main de femme (il ne voyait absolument que la main) prendre un chandelier sur la table, et lui faire signe de la suivre. Il n’avait jamais été peureux, mais n’ayant pas épargné le vin qu’il trouvait fort bon, il l’était moins que jamais en ce moment, et il suivit, sans hésiter, la main et la lumière. Elle le conduisit dans une belle chambre, où ily avait un beau lit, posa le chandelier sur la table, puis disparut.
— C’est fort singulier ! se disait Jean ; mais bath ! arrive que pourra.
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Et il se coucha et s’endormit, sans tarder. Vers minuit, il fut subitement réveillé par un grand vacarme, et il vit dans sa chambre, autour de la table, trois diables qui jouaient aux cartes. Le diable boiteux dit tout à coup :
— Je sens l’odeur de chrétien !
— Bath ! lui dirent les autres, comment veux-tu qu’il y ait des chrétiens ici ? Sois à ton jeu.
Et il se remit à jouer. Mais un moment après, il se leva en disant encore :
— Pour sûr, il y a un chrétien par ici, quelque part !
Et il regarda dans tous les coins de la chambre, puis dans le lit, et trouva Jean, qui se cachait de son mieux sous les draps :
— Quand je vous le disais ! reprit-il, en le tirant du lit et le montrant aux autres. Qu’allons-nous en faire ?
— Ma foi, le faire cuire et le manger sur-le-champ ! Nous avons fait un triste souper, et c’est sans doute lui qui en est la cause.
Il y avait un feu d’enfer dans la cheminée ; on suspendit le pauvre Jean au dessus, sans qu’il fît entendre une plainte, et quand il fut cuit, ce qui ne tarda pas, ils le mangèrent, et s’en léchèrent les doigts, tant ils trouvèrent sa chair délicate. Puis, ils s’en allèrent.
Aussitôt qu’ils furent partis, une belle princesse, ou plutôt une tête de princesse (car on n’en voyait que la tête) entra dans la chambre. Elle chercha d’abord sur la table, puis sous la table et dans tous les coins de la chambre, et finit par trouver un fragment d’os, pas plus gros que le petit doigt :
— Ô bonheur ! dit-elle.
Puis elle se mit à frotter cet os avec un onguent qu’elle avait ; et, à mesure qu’elle le frottait, l’os se recouvrait de chair, les membres revenaient peu à peu, et le corps se reconstituait, si bien qu’il se retrouva complet et aussi sain que jamais.
— Que j’ai donc bien dormi ! dit Jean, en se détirant les membres.
— Oui, dit la princesse, et si bien dormi que, sans moi et mon onguent, vous ne vous seriez jamais réveillé. Vous avez encore deux nuits à passer comme celle-ci ; mais prenez courage, ne vous effrayez de rien, et quand vous aurez subi les trois épreuves, les diables perdront tout pouvoir sur ce château et sur tous ceux qui y sont sous leur domination, et vous nous aurez délivrés tous ; car nous sommes nombreux ici, sous des formes différentes ; et, pour récompense, vous pourrez m’épouser alors, car je suis une des plus belles princesses qui aient jamais existé.
Jean répondit qu’il voulait tenter l’entreprise jusqu’au bout.
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Le lendemain, il passa la journée à se promener dans le château et dans les jardins, et, le soir venu, après qu’il eut bien soupé, la même main le conduisit à la même chambre. Il se coucha, mais ne dormit pas, comme la veille. À minuit, les trois diables arrivèrent encore, et se mirent à jouer aux cartes.
— Je sens encore l’odeur de chrétien ici ! dit le diable boiteux.
— C’est depuis hier soir, répondirent les autres.
— Non, non ! je vous dis qu’il doit y avoir encore un chrétien ici !
Et il alla droit au lit, et y retrouva Jean.
— Comment, c’est encore le même ! celui que nous avons mangé hier soir ! Comment cela peut-il être ?
Et ils se mirent à se le jeter de l’un à l’autre, comme une balle. Enfin, un d’eux le lança si violemment contre la muraille, qu’il y resta collé comme une pomme cuite ! Le chant d’un coq se fit entendre en ce moment, et ils s’en allèrent précipitamment.
Aussitôt la princesse entra encore dans la chambre, et cette fois elle était visible jusqu’à la ceinture. Elle se mit encore à frotter le corps de Jean avec son onguent, et l’eut bientôt rappelé à la vie.
— Vous n’avez plus qu’une nuit à souffrir, lui dit-elle alors, mais elle sera terrible. Ayez toujours bon courage, et tous vos maux et les nôtres aussi, seront bientôt terminés, et nous serons mariés l’un à l’autre, et ce château, avec tout ce qui s’y trouve, nous appartiendra. Puis elle disparut.
Le jour suivant se passa comme la veille, et, la nuit venue, Jean se rendit pour la troisième fois à la chambre d’épreuve.
Les trois diables vinrent comme les deux nuits précédentes, l’écartelèrent cette fois, le hachèrent menu comme chair à pâtée, puis le firent cuire et l’avalèrent jusqu’au dernier morceau, même les os.
Au chant du coq, ils partirent encore en disant :
— Ce doit être fait de lui pour le coup, et quand il serait sorcier ! S’il revient encore, nous n’avons plus aucun pouvoir sur lui. Mais comment pourrait-il revenir ?
Dès qu’ils furent partis, la princesse parut encore ; et cette fois, elle était complète, des pieds à la tête. Elle se mit à chercher partout dans la chambre quelque morceau de Jean, si minime fût-il. Elle finit par découvrir l’ongle de son petit orteil. Et la voilà de le frotter avec son onguent ! Elle frotta tant et tant qu’elle le rappela à la vie, pour la troisième fois.
— Victoire ! cria-t -elle alors ; nous sommes sauvés ! Les diables n’ont plus aucun pouvoir sur nous, tout ce qui est ici vous appartient, ô prince courageux, jusqu’à moi-même !
Et en même temps on vit surgir de tous les côtés une foule de personnages de toute condition, qui venaient remercier leur libérateur, puis, s’en allaient dans toutes les directions, pour retourner dans leur pays.
Quant à Jean et à la princesse, ils se marièrent et restèrent dans le château, qui leur appartenait à présent.
Date de dernière mise à jour : 21/07/2017