la grotte des korrigans

LA GROTTE DES KORRIGANS 

Ecoutez-moi, si le cœur vous en dit,
 Et vous entendrez un charmant récit 
Qui ne contiendra vraiment rien de faux 
Si ce n'est un ou deux mots.
 
Il était une fois un petit cordonnier du nom de Saïg Le Quéré qui faisait très bien les souliers et dont la femme, Annaïg, était sans rivale pour vendre sa marchandise sur les marchés. Malgré cela, leurs affaires n'allaient pas fort parce que le temps, cette année-là, était complètement pourri, il ne cessait de pleuvoir, les chemins étaient détrempés, les cours n'étaient plus que des cloaques de boue et les gens n'achetaient plus de chaussures de cuir ni n'en donnaient à ressemeler : ils allaient tous en sabots de bois (ceci se passait bien avant qu'on eût pris l'habitude, à la campagne, de porter des bottes de caoutchouc). 
Saïg et sa femme se faisaient beaucoup de souci car ils avaient cinq enfants à nourrir. Ils ne pouvaient plus leur donner de viande, même le dimanche, et voyaient arriver le moment où ils n'auraient même pas de quoi leur acheter du pain. 
Un soir où l'averse était plus violente que jamais et où la tempête faisait rage, ils entendirent frapper à leur porte. Qui pouvait bien se promener dans le noir sous un temps pareil ? 
Saïg se hâta d'ouvrir. A la lueur de la chandelle (ceci, vous l'avez deviné, se passait bien avant qu'on eût pris l'habitude, à la campagne, de s'éclairer à l'électricité), il reconnut la vieille Katell et il eut un mouvement de recul. La vieille Katell avait la réputation d'être une sorcière. Nul ne savait de quoi elle vivait ni n'aurait pu dire où elle demeurait. Mais il surmonta sa répulsion en se disant qu'un bon chrétien doit être d'autant plus secourable à son prochain que ce prochain est plus misérable et méprisé.
—    Entrez, grand-mère, dit-il. Vous êtes trempée, venez vite vous chauffer an coin du feu. Vous ne devriez pas courir les routes à cette heure-ci, vous risquez de faire de mauvaises rencontres : Yannigan-Aod (Jean du Rivage), le C'hwitellour-Noz (le Siffleur de Nuit) ou ces lavandières de nuit qui vous obligent à tordre leurs draps avec elles et tordent vos bras, les broient, vous broient le corps jusqu'à ce qu'il ne reste plus en vous un souffle de vie.
—    Je n'ai à craindre ni Yannig-an-Aod, ni le C'hwitellour, ni les lavandières de nuit. 
—    En tout cas, c'est un bien vilain temps pour être dehors.
—    Un bien vilain temps, tu peux le dire. Et malgré ce vilain temps, personne, avant toi ne m'a ouvert sa porte. Certains ont même lâché leurs chiens sur moi, en me traitant de sorcière. Foi de Katell, je leur ferai payer leur dureté de cœur !
—    Il faut pardonner les offenses, Katell.
—    Ma loi est l'ancienne loi : cœur pour œil, tête pour bras, étalon pour cavale.
—    Allons, grand-mère, venez prendre un bol de soupe avec nous. I1 n'y a que des légumes dedans, mais cela vous fera du bien quand même. 

Armanel - conteur ( http://armanel.e-monsite.com/ 
Quand ils eurent dîné, la vieille demanda à Saïg et Annaïg s'ils n'auraient pas un coin où elle pourrait dormir et ils lui installèrent une confortable botte de paille dans le grenier. Le lendemain matin, avant de partir, elle prit Saïg à part. 
—    Je veux, dit-elle, te récompenser de ta bonté envers moi. Tu es pauvre, je puis te faire riche. Dans ta cheminée, sous la pierre de foyer, tu trouveras une clé et un anneau. La clé ouvre le rocher qui se trouve tout au fond du dolmen appelé Toull ar Gorriganed (le Trou des Korrigans). I1 suffit de la poser sur la pierre en disant : « Digor da zigor ». Quant à l'anneau, celui qui le porte à son doigt n'a qu'à tourner le chaton vers l'intérieur de sa main pour devenir invisible. Avec cela tu vas pouvoir conquérir le trésor des korrigans qui se trouve dans le dolmen. Mais attention ! Voici une bougie, qu'il faudra prendre avec toi. Tant qu'elle restera allumée, le rocher restera ouvert, mais malheur à toi si tu es encore dans la caverne lorsqu'elle aura achevé de se consumer. Bonne chance et kenavo ! 
Saïg ne fut pas long à se munir d'un burin et d'un marteau et à taper de grands coups pour desceller la pierre du foyer.
—    Qu'est-ce qui se passe ? demanda Annaïg, qui n'était pas encore levée. Sur quoi tapes-tu comme ça ? 
—    Ce n'est rien. Ne t'occupe pas. Il souleva la pierre. La clé et l'anneau étaient bien là. Il passa l'anneau à son doigt et tourna le chaton à l'intérieur de sa main. 
—    Ohoé ! Annaïg ! appela-t-il. 
—    Quoi ? Que veux-tu ? Mais où es-tu ? 
—    Cherche-moi, justement. 
—    Je t'entends, mais je ne te vois pas.
 Il appela ses enfants les uns après les autres.
—    Herlé ! Ninog ! Goulven ! Métig ! Divi ! Coucou, où est papa ? Qui est-ce qui me trouvera? 
Il y eut une cavalcade à travers toute la maison mais, naturellement personne ne le trouva. A la fin, il tourna l'anneau dans l'autre sens et toute la maisonnée s'étonna : 
—    Quoi ? Tu étais là ? Comment se fait-il que nous ne t'ayons pas vu. 
Il éclata de rire et leur annonça que le lendemain ils seraient riches parce qu'il allait conquérir le trésor des korrigans. 
Des que la nuit fut tombée, il se mit en route pour le dolmen qui s'élevait au milieu des ronces et des ajoncs, entre des bouquets de pins squelettiques, dans une sinistre solitude. I1 avait l'anneau à son doigt, la bougie dans sa main et la clé dans sa poche. Il n'était pas très fier lorsqu'il se glissa dans l'étroite entrée du monument, perdue au creux de la nuit. A l'intérieur, il progressa, courbé en deux, n'y voyant goutte et palpant la pierre du bout des doigts. Lorsqu'une chauve-souris qui s'enfuyait le frôla de son aile, ses dents claquèrent d'effroi. Son cœur ne, cessait de battre à grands coups. Soudain, sa main ne rencontra plus, devant lui comme sur les côtés, que d'énormes blocs de rocher. Après un moment d’affolement, il comprit qu'il était arrivé au fond du sinistre caveau et que le moment était venu de recourir aux pouvoirs de la clé. Il la sortit de sa poche et, la posant sur la paroi, prononça, d'une voix qui tremblait un peu, les mots magiques : 
«Digor da zigor». 

Armanel - conteur ( http://armanel.e-monsite.com/ 
Là où, l'instant d'avant, se dressait une stèle de pierre infranchissable, il n'y avait plus maintenant qu'un grand vide inquiétant et mystérieux. Il fit appel à tout son courage pour risquer un pas en avant et son pied rencontra une marche descendante. I1 pensa qu'il était temps d'allumer sa bougie s'il ne voulait pas se rompre les os. L'escalier qui s'offrait à lui s'enfonçait dans les profondeurs de la terre. Il descendit, descendit longtemps, jusqu'au moment où il arriva à l'entrée d'une grande salle brillamment éclairée. Il posa sa bougie et tourna son anneau pour devenir invisible. I1 put ainsi pénétrer dans la salle sans se faire remarquer. Des dizaines et des dizaines de petits êtres noirs et velus y allaient et venaient, korrigans coiffés de chapeaux plats à rubans de velours et korriganes enserrant leurs cheveux dans de petits bonnets violets. Sur un trône de vermeil incrusté de pierreries, siégeait leur roi revêtu d'un long manteau rouge et la tête ceinte d'une couronne d'or. Dans un renfoncement de la grotte, étincelaient des monceaux d'or, d'argent, de diamants et de pierres précieuses de toutes couleurs. Le trésor des korrigans !
 Saïg en était si ébloui qu'il resta quelques instants sans faire un mouvement. Mais il se secoua : il fallait se hâter de faire provision de ces richesses avant que la chandelle ne s'éteignit. Invisible comme il l'était; il put gagner sans encombre le renfoncement où était entreposé le trésor et remplit rapidement ses poches, son chapeau et ses bragues bouffantes de tout ce qui lui tombait sous la main. Alourdi par sa charge, il regagna l'escalier en titubant, mais sans se faire remarquer, reprit sa bougie et remonta jusqu'à la pierre qui servait de porte. Il la toucha avec sa clé en disant : 
« Digor da zigor » 
et la pierre s'effaça devant lui. Les hommes, hélas, sont ainsi faits qu'ils ne savent pas se contenter de ce qu'ils ont. Plus ils ont, plus ils veulent avoir. Au lieu de se dire que, désormais, sa famille était à l'abri du besoin, le petit cordonnier se dit qu'après tout la nuit n'était pas encore très avancée, qu'il avait tout le temps de faire une seconde expédition et qu'il serait bien bête de ne pas en profiter. Il suffisait qu'il aille mettre son premier butin à l'abri et revienne s'approvisionner de nouveau. Sitôt pensé, sitôt décidé. I1 éteignit sa bougie, afin de la ménager, se faufila à tâtons au long du couloir du dolmen et arriva à la sortie. La lune s'était levée, il pouvait y voir suffisamment pour se mettre en quête d'une grosse pierre où cacher son trésor. Il trouva un magnifique bloc de granit arrondi, le fit s'ouvrir à l'aide de sa clé et de la phrase magique et y déversa ses pièces d'or, ses pièces d'argent et ses pierres précieuses. Après quoi, il se glissa de nouveau dans le dolmen. I1 n'était plus aussi impressionné que la première fois et commençait à connaître les lieux. I1 atteignit assez vite la paroi du fond, la toucha de sa clé en disant
« Digor da zigor »,
 alluma sa chandelle et descendit l'escalier. I1 posa le lumignon, traversa, invisible, la salle des korrigans jusqu'au trésor et emplit avidement d'or, d'argent et de pierres précieuses ses poches, son chapeau et ses bragues bouffantes. Au moment où, titubant sous sa charge, il allait remonter l'escalier taillé dans le roc, il se ravisa : — Je ne suis qu'un imbécile ! Qu'ai-je été m'encombrer de pièces d'argent qui, pour le même poids, valent dix fois moins que les diamants et les rubis ? Je serais bien plus avisé de m'en décharger et de prendre à la place les plus belles pierreries du tas. Il retourna vider ses poches, son chapeau et ses bragues de leur contenu et entreprit un tri minutieux. Il était si absorbé par cette tâche qu'il en oubliait sa chandelle qui, pendant ce temps, achevait de se consumer. Quand il voulut la reprendre, la flamme venait de s'éteindre. I1 dut remonter l'escalier dans l'obscurité. Arrivé en haut, il posa sa clé sur la roche en prononçant, haletant: 
« Digor da zigor». 
Aucun effet. Il cria plus fort : 
«Digor da zigor ! ». 
La pierre restait là, lui barrant la route ! Il se souvint alors des paroles de la vieille Katell :
 «Malheur à toi si tu es encore dans la caverne quand ta chandelle sera consumée ! »
et une sueur froide perla à son front. Il poussa de toutes ses forces sur la roche, la martela de ses poings et de ses pieds : elle était inébranlable. En proie à la panique, il redescendit à tâtons pour chercher s’il n'existait pas une autre issue. Mais dès qu'il se fut avancé de quelques pas dans la salle, éclata un véritable tumulte et tous les korrigans se précipitèrent sur lui : l'extinction de sa chandelle avait fait cesser le pouvoir de son anneau et il était redevenu visible. On voyait scintiller les diamants dans son chapeau qu'il tenait à deux mains.

Armanel - conteur ( http://armanel.e-monsite.com/ 
—    Voleur ! voleur ! criaient les korrigans en sautillant autour de lui, en agrippant ses vêtements, en s'accrochant à ses jambes. Ils le traînent jusque devant leur roi. 
—    Ainsi, dit sévèrement le roi, tu voulais t'enrichir à nos dépens ? 
—    Je... je... peut seulement bredouiller le pauvre cordonnier.
—    A mort ! A mort ! crient tous les korrigans. 
—    Silence ! fait le roi. C'est à moi de prononcer le jugement. Tu désirais de l'or ? Bon ! Tu vas en avoir : nous allons t'ensevelir sous un monceau d'or jusqu'à ce que tu périsses étouffé. Les korrigans poussent des acclamations d'enthousiasme et se mettent à danser autour de Saïg en chantant les jours de la semaine. Toutes les fois qu'ils arrivent à disul (dimanche), ils s'arrêtent et lui lancent des poignées d'or. Il en a bientôt jusqu'à la poitrine. 
—    Que se passe-t-il ici ? demande brusquement une voix féminine.
 Les korrigans interrompent leur ronde et, d'un même mouvement, s'inclinent devant la vieille dame qui vient d'entrer dans la salle. Saïg la reconnaît : ce n'est autre que Katell. Mais en peu de temps elle se transfigure, ses traits rajeunissent, ses haillons deviennent de fins habits de soie. Elle a maintenant l'aspect d'une jolie princesse. Elle va s'asseoir sur un trône qui lui est préparé à côté de celui du roi. 
—    Ainsi, c'est toi, Saïg Le Quéré ? dit-elle. Tu n'as donc pas tenu compte de mon avertissement ? Si je n'étais arrivée à temps, tu l'aurais payé de ta vie. Je te fais grâce parce que tu as été bon envers moi, mais tu n'auras ni or, ni argent, ni pierreries. Ta clé a perdu son pouvoir et tu ne pourras plus ouvrir les rochers. Elle s'adresse aux korrigans :
—    Délivrez-le. Puis elle réfléchit un instant et déclare à Saïg : 
— J'ai quand même pitié de toi et de ta famille. Voici un plat de fer blanc, emporte-le avec toi. Trois fois par jour il se remplira de lui-même de tout ce dont vous aurez besoin pour vos repas. Mais souviens-toi désormais que ceux qui ne savent pas modérer leurs désirs sont souvent perdus par leur propre cupidité.

Date de dernière mise à jour : 21/07/2017