Le Noel d'Alain
Alain vivait seul dans son petit appartement. Seul, pas tout à fait, en fait, il vivait avec RonRon son vieux chat malade.
Ce jour là, Alain était triste et en colère quand il déchira la lettre du labo qui disait que la tumeur était cancéreuse. Dieu merci, le malade ne pouvait pas pu la lire : il ne savait pas. A la lueur de ses dernières bougies, Alain regarda RonRon qui souffrait de douleur sur la moquette usée du salon. Son martyre avait commencé la veille. Alain alla vers son chat, et, s'accroupissant devant lui, caressa la fourrure noire et luisante. Sur le flanc, la boule était devenue énorme et très dure. Cela faisait des mois qu'elle avait pris racine dans le corps de RonRon et qu'elle s'était mise à grossir pour le tuer de l'intérieur. D’ailleurs le vétérinaire avait averti Alain lors de leur dernière visite :
_ « J'ai peur que cette fois, l'opération soit inutile ... »
Armanel - conteur ( http://armanel.e-monsite.com
Allongé au milieu de la moquette, RonRon leva sur son maître ses yeux jaunes, vitreux.
_ « Mon brave RonRon, soupira Alain, une boule dans la gorge, il faut nous préparer pour le dernier voyage ... »
Habitué à l'obscurité, Alain alla chercher la caisse de RonRon dans la cuisine sans le secours d'une bougie. Quand il revint, il la posa à coté de RonRon. Normalement, RonRon aurait réagi au quart de tour : il se serait enfui comme une anguille afin de se cacher sous un meuble. Il n'offrit cette fois aucune résistance. Alain souleva le corps presque inerte sans avoir à redouter le moindre coup de griffes. Comme il aurait préféré avoir ses deux mains lacérées ! Il enveloppa RonRon dans son carré de plaid écossais, et l'installa délicatement dans la caisse. Il enfila ensuite son vieux manteau usé, et en remonta le col par-dessus les deux tours d'écharpe qui enserraient son cou. Cette laine, il ne la quittait plus, même pour dormir. Depuis qu'on lui avait coupé le chauffage ...
17 heures 30, un 24 décembre. La neige avait été ponctuelle. L'asphalte, devenu marbre blanc, éclairait curieusement la nuit. La ville entière frémissait de la joie de Noël, mais Alain faisait semblant de ne pas y être sensible. Noël était une fête de famille, or de famille, il n'en avait plus. Ses parents étaient morts depuis belle lurette, et sa femme l'avait quitté deux ans auparavant, ainsi que ses enfants dans un accident de voiture. Là-dessus était venu le chômage, et puis les signes avant-coureurs de la misère : coupure du gaz, de l'électricité, de l'eau et du téléphone. Et maintenant le seul ami qui lui restait était en train de mourir. Il atteignit enfin la double porte vitrée du cabinetvétérinaire, laquelle donnait de plain-pied sur la rue. Au-dessus de la sonnette, une plaque de bronze indiquait : Docteur Madeleine Gentil, Vétérinaire diplômé. Une femme sortait et engageait déjà sa clé dans la serrure quand il l'interpella.
_ « Docteur ! »
_ « C'est que ... je fermais ... » répondit la vétérinaire en reconnaissant son client. « si c'est pour une urgence, je vous conseille d'appeler S.O.S. Vétérinaire. »
Alain ne s'attarda pas à lui expliquer qu'il n'avait plus de téléphone.
« Il ... II souffre vraiment trop, docteur », plaida-t-il en montrant le panier.
A cette minute, son visage tourmenté était suffisamment éloquent pour convaincre le plus endurci.
- « - Bon. Entrez », dit la femme. « Après tout, je n'ai aucune obligation pour ce soir. Je n’ai plus de famille et je vais passer Noël toute seule »
Elle tourna la clé et ouvrit la porte. Alain la suivit par un dédale de couloirs crépitant des néons qu'elle allumait au fur et à mesure. La pièce était blanche et froide. A gauche, une grande armoire vitrée, bourrée de flacons et de médicaments. A droite, sur une table roulante, des seringues et divers instruments de chirurgie. Au centre, enfin, une table, scellée au carrelage. La vétérinaire se débarrassa de son manteau et enfila la blouse blanche qui pendait sur un cintre derrière la porte. Ayant chaussé une paire de lunettes cerclées de métal, elle saisit la caisse du chat et en sortit RonRon.
Alain l'observa. C'était une femme de taille moyenne, un peu sévère, mais cette sévérité se voyait démentie par ses yeux vert clair qui brillaient. Elle étendit RonRon sur le flanc et palpa la boule, sourcils froncés. RonRon répondit à cet attouchement par un faible miaulement. La vétérinaire regarda Alain avec une moue explicite.
_« - Nous devons ... vous comprenez ... ? »
_ « - D'accord », dit Alain en se raidissant.
_ « - Le plus tôt serait le mieux », insista-t-elle.
_ « - Maintenant, alors. » répondit Alain.
- « - Très bien » répondit la vétérinaire.
Elle sortit un flacon de l'armoire, et une seringue.
_ « Vous voulez m'aider ? »
Alain hocha la tête.
-« - Bon. Tenez-lui les pattes de devant »
_« - Il ... Il ne souffrira pas ? »
_« - Non. C'est maintenant qu'il souffre ».
La mort dans l'âme, Alain s'exécuta. Sans trembler, la vétérinaire piqua le cou de RonRon et injecta la totalité du liquide. RonRon regarda son maître, son ami. Le souffle s'arrêta net, et les yeux de RonRon se figèrent. A ce moment, ils exprimaient la délivrance, la reconnaissance, une indicible douceur ...
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Alain n'y tint plus. Toute pudeur abdiquée, sa fierté d'adulte fut surprise par un sanglot de pleurs. II se détourna. Le docteur Gentil aussi, prétextant le rangement de ses instruments. Elle sortit un mouchoir et se moucha bruyamment.
_ « - Pardonnez-moi, docteur », hoqueta Alain. « Pleurer pour un chat, à quarante ans passés, vous devez trouver ça ridicule ... »
_ « - Bah ! » fit-elle, résignée ; «les humains s'aiment de moins en moins entre eux. Il faut bien qu'ils reportent leur affection sur quelque chose ... En ce moment, les animaux ont une sacrée cote ! »
_ « - ... Dans le temps », poursuivit-elle, « les gens étaient émus, attendris à la vue d'un enfant en bas âge. Ce n'est plus le cas maintenant, il faut l'avouer. Une seule chose peut provoquer leur attendrissement : la présence d'un chaton ou d'un chiot dans son panier. Le dernier refuge de l'innocence ... »
Alan l'examina comme s'il la voyait pour la première fois. Il ne la quitta des yeux que pour accorder un dernier regard à son compagnon.
_ « - Vous voulez l'emporter ? » demanda-t-elle.
_ « J’aimerais mieux si vous pouviez vous en occuper… » Répondit Alain
La vétérinaire baissa les paupières.
_ « - Je vous dois combien ? demanda Alain en sortant son carnet de chèques. Elle mordilla une branche de lunettes en étudiant sa mise peu reluisante.
_ « - Ce n'est pas pressé ».
_ « - Si, si »
_ « Bien. Alors, cinquante Euros ».
Alain inscrivit le-chiffre sur le chèque en pensant avec une moue fataliste :
_ « Juste ce qui me reste sur mon compte. Il y a des signes qui ne trompent pas. »
_ « - Je peux attendre après les fêtes pour le déposer à la banque si cela vous arrange ... »
_ « - Non, non... d’ailleurs tout cela n'a plus d'importance. »
_ « - Allons », le gronda-t-elle. « La vie ne s'arrête pas avec la mort d'un animal, même si on l’a beaucoup aimé! »
Alain la fixa droit dans les yeux d'un air de dire :
_ « Trop c'est trop. Pour moi, la coupe est pleine. »
Elle empocha le chèque et interrogea pour la forme :
_ « - Vous n'en voulez pas un autre? Nous ne manquons pas de bêtes abandonnées qui ne demandent qu'à ... »
_ « - Non, docteur. Merci ».
Elle s'attendait un peu à cette réponse, et donc, n'insista pas.
_ « - Comme vous voulez. »
Elle le raccompagna sur ces mots. Derrière la porte vitrée, ils s'attardèrent quelques secondes sur le paysage citadin. Badauds chargés de paquets, enfants surexcités, courant, glissant sur la neige ...
_ « - Allez » soupira Madeleine Gentil en guise de congé, « Joyeux Noël quand même ... »
Alain ne répondit pas. Il resserra son double-tour d'écharpe et remonta le col du manteau avant de s'éloigner, seul, le panier vide à la main.
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On approchait de minuit. Au-dehors, les ténèbres étaient épaisses ; au-dedans, elles l'étaient à peine moins ... De fait, une seule bougie les bravait encore de sa petite flamme vacillante. Depuis son appartement sous les toits, Alain percevait, montant de chez les autres, la rumeur de la fête. Une joie, une allégresse, revenant chaque année à la même date. Alain, quant à lui, était fatigué. Oublié de tout et de tous, il contemplait à la lueur de la chandelle rescapée le panier vide posé en évidence sur le sol. Ses yeux étaient brillants, mais le sanglot ne venait pas. Il ne viendrait plus : il avait épuisé son capital de larmes. Il alla dans la salle de bains. Il devina plus qu'il ne vit le verre, sur la planchette du lavabo. Comme il ouvrait machinalement le robinet, il se rappela que l'eau avait été coupée. Elle coula, pourtant.
_ « les dernières gouttes accumulées dans les tuyaux » ... songea-t-il.
Effectivement la chétive cascade se rétrécit bientôt jusqu'au fil avant de disparaître.
Les douze coups de minuit sonnèrent dans le lointain. Il était né, le divin enfant, mais le temps des miracles, lui, était bien révolu ... Alain n'était pas croyant, il se prit à espérer toutefois qu'il existât un paradis des chats où les humains, pour entrer, devraient montrer patte blanche. Oh ! Un paradis modeste, sans angelots joufflus ni étoiles scintillantes ; une simple prairie baignée de soleil où il pourrait revoir RonRon s'ébattre au milieu d'autres braves bêtes. Il jeta un dernier regard au panier vide. A cet instant, quelqu'un frappa trois coups impatients à la porte d'entrée. Alain s’immobilisa. Si c'était le facteur pour le calendrier des postes ou les éboueurs pour leurs étrennes, ils allaient être bien reçus ! Le facteur, les éboueurs, à minuit passé ? Peu probable, se dit Alain.
Les voisins du dessous devaient avoir trop d'invités et manquaient de chaises, voilà tout ... La chose s'était déjà produite l'an passé. Plus bêtes que méchants, ils l'avaient littéralement détroussé du peu de sièges qu'il possédait, sans songer une seule seconde à l'inviter, ne serait-ce qu'à prendre l'apéritif. On frappa de nouveau. Résigné, il alla ouvrir, une chaise dans chaque main, afin de signifier aux importuns qu'il avait saisi par réflexe conditionné le sens de leur démarche. D'ailleurs, ces chaises, il ne leur prêtait pas, il les leur donnait. Autant que ce cadeau d'adieu leur profitât à eux de préférence aux huissiers ! Il reçut en ouvrant le choc lumineux de la minuterie.
_ « - Si nous devons nous asseoir, je préfère que ce soit à l'intérieur plutôt que sur le palier, » dit le docteur Gentil.
_ « - Docteur ... » s'étonna Alain. « Mais ... qu'est-ce que ... »
_ « - Je peux entrer ? »
Il allait opposer un refus poli, mais la visiteuse était déjà dans la place.
_ « - Bon, d'accord » dit-il à contrecœur. « Mais ne faites pas attention au désordre » quoique pleine de tact, Madeleine Gentil se dirigea à tâtons vers l'unique source lumineuse.
_ « - Votre adresse était dans le fichier, » expliqua-t-elle. « Je vous prie d'excuser cette intrusion, mais ce que j'avais à vous dire ... »
_ « - Rassurez-vous, je ne suis pas venue vous faire la morale, mais je vous demande de m'écouter. Après tout, vous n'êtes pas à la minute! »
_ « - D'accord, » soupira Alain avec lassitude.
Il désigna à son interlocutrice une des deux chaises qu'il baladait depuis le vestibule, s’assit sur l'autre.
Elle prit une large inspiration.
_ « - Monsieur Alain, je vous renouvelle d'abord ma question de tout à l'heure : vous ne voulez vraiment pas d'autre chat? »
_ « - Bon sang! Je vous ai déjà répondu! » S’énerva Alain en faisant mine de se lever.
_ « - Oui, je sais, mais cette fois, les circonstances sont un peu différentes. Je ne vous parle plus d'un seul chat, mais de dizaines, de centaines ... De milliers de chats abandonnés, promis à la piqûre définitive sans pour cela être condamnés par la maladie, comme le vôtre. On pourrait ouvrir un refuge ... un grand centre ... »
_ « - Vous me proposez une place de gardien? Je vais vous dire ce que vous pouvez faire de votre pitié, madame ... »
_ « - Non, » l'interrompit-elle. « Pas une place de gardien. Une place de propriétaire ! »
Alain posa un regard atterré sur sa visiteuse, puis hoqueta ~ d'un rire nerveux.
_ « - Ce n'est pas possible, docteur, l'ambiance de Noël vous est ~ montée à la tête ... Croyez bien que ce n'est pas par snobisme que je m'éclaire à la chandelle ! » Il fit un geste large. « - ... Et même si on pouvait y voir quelque chose, vous découvririez que ce n'est pas le palais d'un roi du pétrole, mais le taudis d'un chômeur en fin de droits, complètement au bout du rouleau. Le montant du chèque que je vous ai remis tout à l'heure correspond en tout et pour tout à ce qui me reste en banque. Je n'ai plus rien, comprenez-vous ? Plus rien ! Ni espoir, ni argent! »
Elle fronça le sourcil et affecta de s'étonner.
_ « - Étrange discours dans la bouche d'un homme riche ... D'un héritier, pour tout dire ... »
_ « - Un héritier, moi ? » S’esclaffa Alain. « Héritier de tous les embêtements du monde, oui ! Désolé de contrarier votre délire, docteur, mais je n'ai pas plus de tante milliardaire que d'oncle d'Amérique ! »
_ « - Qui vous parle d'un oncle ou d'une tante? Vous héritez de votre chat. »
_ « - De ... de mon chat ? »
_ « - Oui, de votre chat, RonRon. Figurez-vous que j'ai eu la curiosité de pratiquer l'autopsie après votre départ. Singulière occupation pour un soir de réveillon, j'en conviens, mais, cette tumeur m'intriguait. Je n'en avais jamais palpé d'aussi dure, d'aussi consistante. Le laboratoire d'analyses s'est contenté de ponctions superficielles, mais moi, j'ai voulu aller plus loin ...
_ « - Bon. Et alors? »
_ « - Et alors ? Je vous l'ai apportée. Il me semble qu'elle vous revient de droit !
II explosa de colère.
_ « Quoi ! Qu'est-ce que vous voulez que je fabrique de ... »
Elle leva la main gauche d'un geste péremptoire. De l'autre, elle ouvrit son sac à main et en sortit un mouchoir chiffonné en boule qu'elle déploya sur la table.
_ « - Regardez. »
A peine découvert, l'objet se mit à capter en la démultipliant la lueur jaune de la bougie. Une lumière irréelle baignait maintenant la pièce.
_ « - C'est une pierre ... brillante », s'émerveilla Alain.
_ « - J'ai passé deux bonnes heures à la nettoyer et à la polir. Aussi incroyable que cela paraisse, c'est un diamant brut. Une femme ne se trompe pas sur ce genre de choses! »
_ « - Un diamant » répéta-t-il, interloqué.
_ « - Et un gros ! Le premier à ma connaissance d'origine animale ... C'est extraordinaire, mais il n'y a aucun doute : votre chat l'a généré et développé dans son propre corps un peu comme une huître avec sa perle !
Alain renifla. - Au mépris de sa santé ... de sa vie ... RonRon s'est délibérément sacrifié !
Elle eut une moue dubitative.
_ « - Franchement, je ne sais pas. En tant que médecin, ça me dépasse. Une chose est certaine, en tout cas : peu de gens sur terre auront reçu cette nuit comme cadeau une aussi éclatante preuve d'amour !
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_ « - A présent, soyons concrets. Vous allez me dire que vous n'avez pas faim, mais moi, je n'ai rien avalé depuis ce matin. Si nous allions dîner quelque part? Je vous invite ... A charge de revanche! Rien de tel qu'un bon repas pour discuter de nos projets ... »
Elle prenait l'initiative des opérations, et Alain n'aimait pas trop cela. Il hésita, puis décida finalement :
_ « - C'est entendu, je vous suis ».
Il alla décrocher son manteau, et enfouit précieusement le mouchoir enrobant la pierre dans sa poche intérieure._
_ « - Au fait ... » commença-t-elle.
_ « - Quoi donc ? »
_ « - L'usage veut qu'on donne un nom aux joyaux de grande valeur. Vous savez, quelque chose comme cc Le Grand Mogol » ou le maharadja ... »
Il lui fallait réapprendre à sourire. Ses premières tentatives furent maladroites.
_ « - Celle-ci est éblouissante, même sous un faible éclairage. Si nous l'appelions l'Étoile de Noël » ?
Madeleine Gentil acquiesça du sourire de ceux qui savent encore. En soufflant la bougie, Alain se rappela que s’il était seul, la vétérinaire était seule aussi, et que peut-être, ils pourraient se marier, acheter une grande maison et adopter des milliers de petits chats et de petits chiens abandonnés.
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Date de dernière mise à jour : 02/11/2019