Tadhg et le cadavre
Tadhg O'Cathain et le cadavre ». LEITRIM Connacht.
Traduit par Armanel - conteur _ 2022
Il y avait autrefois dans le comté da Leitrim un jeune homme adroit et fort, fils d'un riche fermier. Son père était très riche, et ne refusait rien à son fils. Aussi le jeune homme, aimait mieux s'amuser que travailler; Son père, qui n'avait pas d'autre enfant, le laissait faire tout ce qu'il voulait. Le fils dépensait l'or comme d’autre dépensent l'argent II était rare qu'on le trouvât chez lui, mais s'il y avait une foire ou un bal dans un rayon de dix kilomètres, vous étiez sûr de le trouver là. Et il était rare qu'il passât la nuit dans la maison de son père, car il était toujours dehors à vadrouilller de maison en maison pendant la nuit.
Tadhg était très joli garçon et il n'y avait pas une fille, dans le pays, qui n’était pas amoureuse de lui, et nombreux furent les baisers qu'il donna et qu'il reçut. Aussi, on avait fait sur lui ce petit refrain :
Regardez le coquin qui demande un baiser;
Ce n'est pas étonnant quand on sait qui il est.
Toujours à imiter les manières du renard,
Courant la nuit et se levant très tard.
Les anciens du village secouaient la tête et se disaient les uns aux autres :
_ « Il est facile de prévoir ce que deviendra le domaine du père quand il sera mort. Le fils le dilapidera en un an. »
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Tadhg était toujours à jouer, à manier les cartes et à boire, et le père ne faisait pas attention aux mauvaises habitudes de son fils. Mais un jour, il apprit que ce dernier avait compromis une jeune fille et il se mit en colère ; il appela son fils, et lui parla avec justice, calme et bon sens:
_« Mon fils, » dit-il, « tu sais que je t'ai beaucoup aimé jusqu'à présent, et que je compte te laisser toute ma fortune, après ma mort; mais j'ai appris une histoire qui m'a causé de l'horreur et du dégoût. Et je te dis aujourd'hui que si tu n'épouses pas cette fille, je laisserai ma terre et ma fortune à ton cousin. Décide-toi cette nuit, ou à épouser cette jeune femme et à recevoir toute ma terre pour sa dot, ou à la refuser, et à perdre mon héritage. »
_ « Damnation! Mon père! Tu ne ferais pas cela à un fils aussi bon que moi. Qui t'a dit que je n'épouserais pas la jeune fille? »
Mais le père était parti, Tadhg savait bien qu'il tiendrait sa promesse, il n'y avait pas d'homme aussi inflexible que lui dans le pays.
Le jeune homme ne savait pas quoi faire. Tadhg aimait réellement la jeune fille et il comptait vraiment l'épouser, mais il aurait préféré attendre un peu et continuer à vivre sa vie dissolue, boire, s'amuser, jouer aux cartes. De plus il était fâché que son père lui eût ordonné de l'épouser et qu'il l'eût menacé
_ « Quel grand fou que mon père! » se dit-il à lui-même. « J'étais tout prêt à épouser la petite et maintenant qu'il m'a menacé, j'ai grand envie de la laisser en plan. »
Son esprit était tourmenté, et il hésitait entre deux résolutions sans savoir quoi faire. Tadhg sortit dans la nuit, dans l'intention de rafraîchir sa tête brûlante, et il se rendit sur la route. Il alluma sa pipe, et comme la nuit était belle, il marcha et marcha droit devant lui, et cette marche rapide lui faisait oublier la peine qui le tourmentait.
Pas un souffle de vent ne sifflait, et l'air était calme et doux. Tadhg marcha droit devant lui pendant trois heures environ, lorsqu'il se rappela qu'il était tard dans la nuit, et qu'il était temps de faire demi-tour. Il fit alors demi-tour pour revenir chez lui, et il s'étonna de voir la lune si haute dans le ciel.
_ « Ma foi, je crois que je me suis oublié, » se dit-il, « il doit être plus de minuit à présent. »
A peine prononçait-il cette parole, qu'il entendit le son d'une multitude de voix, et un bruit de pas sur la route à quelque distance.
_ « Je ne sais qui peut être dehors si tard dans la nuit, » se dit-il, « et sur une route perdue comme celle-ci. »
Tadhg s'arrêta pour écouter et il entendit le bruit d'une multitude d'hommes causant ensemble, mais il ne comprenait pas ce qu'ils disaient.
_ « Sainte Vierge ! » se dit-il, « j'ai peur. Ce n'est ni l'irlandais ni l'anglais qu'ils parlent, il n'est tout de même pas possible qu'ils soient Français. »
Tadhg avança de quelques pas et vit distinctement à la clarté de la lune une bande d'hommes de petite taille qui venaient en groupe; ils portaient au milieu d'eux quelque chose de grand et de lourd.
_ « Malheur à moi, » se dit-il à lui-même, « il n'est pas possible que ce soient des bons chrétiens que je voie là ».
Tous ses cheveux se dressèrent sur sa tête et un tremblement s'empara de ses os.
Les hommes se dirigeaient vers lui rapidement. Tadhg les regarda de nouveau et il remarqua qu'il y avait là environ vingt petits hommes, et qu'aucun d'entre eux n'avait pas plus d’un mètre de haut. Certains d'entre eux étaient grisonnants et avaient l'air vieux. Tadhg les regarda de nouveau et ne reconnut pas exactement quel était l'objet lourd qu'ils portaient, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à lui, et qu'ils se fussent rangés tous autour de lui. Ils jetèrent l'objet lourd sur la route, et il vit immédiatement que c'était un cadavre.
Il devint aussi froid que la mort et le sang ne coulait plus dans ses veines quand un vieux petit nain vint à lui et lui dit :
_ « Tadhg O' Câthâin, n'es-tu pas content de nous avoir rencontrés? »
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Le pauvre Tadhg ne put prononcer une parole; il n'aurait pas pu ouvrir la bouche quand bien même on lui aurait donné tout l’or du monde, et il ne répondit mot.
_ « Tadhg O' Câthâin, » dit encore le nain grisonnant, «n'es-tu pas content de nous avoir rencontrés? »
Tadhg ne put lui donner aucune réponse.
_ « Tadhg O' Câthâin » dit-il pour la troisième fois, «n'es-tu pas content de nous avoir rencontrés? »
Mais le malheureux Tadhg resta silencieux parce qu'il avait peur de leur répondre et sa langue était comme attachée à son palais.
Le nain petit et grisonnant se tourna vers ses compagnons, ses petits yeux brillaient de joie:
_ « Eh bien, » dit-il, « Tadhg O' Câthâin n'a pas de langue; nous pouvons faire de lui ce que nous voulons. »
_ « Tadhg. Tadhg. » Dit-il, « tu es en train de mener une mauvaise vie, nous pouvons donc faire de toi notre esclave, et tu ne peux nous résister, ça ne te servirait à rien. Nous avons tout pouvoir sur toi. Lève ce cadavre. »
Tadhg fut si épouvanté qu'à peine laissa-t-il sortir de sa bouche ces deux mots :
_ « Je ne le lèverai pas, » dit-il,
Car aussi grand que fût son effroi, il avait toujours le coeur dur et inflexible.
_ « Tadhg O'Câthâin ne lèvera pas le cadavre » dit le petit nain avec un rire méchant semblable au bruit d’un fagot de bois sec qu'on casse, et qui sonnait faible et faux comme le son d'une cloche fêlée.
_ « Forcez-le à le lever. »
Et ils formèrent un cercle autour du pauvre Tadhg et tous conversaient et riaient les uns avec les autres. Tadhg essaya de s'enfuir en courant, mais ils le poursuivirent ; l'un d'eux passa son pied entre les deux jambes de Tadhg et le fit tomber sur la route. Avant qu'il pût se relever, les lutins s'emparèrent de lui, les uns lui prirent les mains, les autres les pieds et ils le tinrent fortement de sorte qu'il ne put bouger, avec son front contre la terre.
Six ou sept d'entre eux soulevèrent alors le cadavre, ils le traînèrent vers Tadhg, et ils le hissèrent sur son dos, la poitrine du cadavre serrée contre son échine, et ils mirent les deux bras du cadavre autour de son cou. Ils se retirèrent alors à quelques pas de lui, et le laissèrent se lever.
Tadhg se mit à écumer et à jurer et il se secoua, pensant se débarrasser du cadavre. Mais sa crainte et son étonnement furent grands quand il s'aperçut que les deux bras du cadavre étaient solidement fixés autour de son cou, tandis que ses deux pieds serraient vigoureusement ses jambes et qu'il ne pourrait le jeter à terre quelque vigoureux que fussent ses efforts. Il fut alors saisi d'une grande crainte, et il pensa qu'il était perdu.
_ « Malheur!» se dit-il, « c'est la mauvaise vie que je mène qui a donné aux bonnes gens ce pouvoir sur moi. Je promets à Dieu et à Marie, à Pierre et à Paul, à Marc et à Jean, que j'amenderai mon âme et ce qui me reste de vie devant moi, si je me tire sain et sauf de ce danger. Et j'épouserai Marie. »
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Le nain petit et grisonnant revint à lui et lui parla :
_ « Eh bien, mon petit Tadhg, » dit-il, « tu n'as pas voulu soulever le cadavre lorsque je t'ai dit de le soulever, mais tu as été forcé de le soulever. Il se peut que maintenant je t’ordonne de le porter et que tu ne le portes pas, jusqu'à ce que tu y sois forcé. »
_ « Je ferais tout ce que vous me demanderez. » dit Tadhg car il reprenait déjà ses sens, et s'il n'avait pas éprouvé une crainte épouvantable, jamais il n'aurait laissé cette parole polie sortir de sa bouche. Le petit nain fit encore entendre une espèce de rire.
_ « Tu deviens sage maintenant, Tadhg, » dit-il. « Mais dis-toi bien que tu seras calmé avant que j'en ai fini avec toi. Écoute moi, Tadhg O'Câthâin, et si tu ne te soumets pas à ce que je te dis, tu t'en repentiras : Il faut que tu portes le cadavre qui est sur ton dos à Teampoll-Démuis, et il faut que tu le portes dans l'église, que tu lui fasses une fosse au centre même de l'église, que tu soulèves les dalles et que tu les remettes en place comme elles sont, et que tu emportes la terre hors de l'église, et que tu laisses le lieu comme tu l'as trouvé, en sorte que personne ne puisse s’apercevoir qu'il y a là quelque chose de changé. Mais il est possible qu'il ne te soit pas permis d'enterrer le cadavre dans cette église ou que la tombe appartienne à un autre homme et s'il en est ainsi, il est vraisemblable qu'il ne la partagera pas avec le cadavre que voici. Si tu n'obtiens pas la permission de l'enterrer à Teampoll-Démuis, il faut que tu le portes à Carraigfad-Mhic-Feórais et que tu le mettes dans l’enclos patoissial. Si on ne te laisse pas entrer dans l’enclos; porte le cadavre à Teampoll- Rônâin et si cette église-là t'est fermée, porte-le à Imleôg-fada et s'il ne t'est pas donné de l'enterrer là, tu devras le porter jusqu'à Cill-Bhrîghde et là tu pourras l’enterrer sans empêchement ni obstacle. Je ne peux pas te dire quelle est l'église où tu obtiendras la permission de mettre le cadavre en terre, mais je sais qu'on te permettra de le laisser dans une de ces églises. Si tu accomplis exactement ce travail, nous t'en serons reconnaissants et pour ta peine tu n'auras aucune cause de chagrin ; mais si tu es paresseux ou lent, crois-moi, nous nous vengerons de toi. »
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Lorsque le nain grisonnant eut fini de parler, ses compagnons poussèrent un éclat de rire et frappèrent leurs mains l'une contre l'autre.
_ « Hue, hue, dia, dia! » dirent-ils; « pars, pars, tu as huit heures devant toi avant que le jour ne se lève, et si tu n'as pas enterré cet homme avant le lever du soleil, tu es perdu. »
Ils lui donnèrent des coups de poing dans le dos et des coups de pied au derrière et ils le poussèrent en avant sur la route. Tadhg fut forcé de marcher, et de marcher vite, car ils ne lui laissaient aucun repos.
Tadhg pensa qu'il n'y avait pas de sentier humide, de chemin sale, de route tortueuse, noueuse, sinueuse, dans le comté qu'il n'eût parcouru cette nuit-là.
Lorsque des nuages passaient devant la lune, la nuit devenait très sombre et il tombait souvent. Quelquefois il se blessa et quelquefois il se releva sain et sauf, mais il fallait qu'il se relevât immédiatement et qu'il ne perdfe pas de temps. Parfois la lune ressortait brillante, et alors Tadhg regardait derrière lui et il voyait les petits hommes qui le suivaient par derrière; Tadhg les entendait converser et parler entre eux, pousser des exclamations et des cris perçants comme une bande de goélands et, sur le salut de son âme, il ne comprit pas un mot de ce qu'ils disaient. Tadhg ne savait jusqu'où il devrait aller, quand l'un d'entre eux lui cria :
_ « Arrête ici. »
Tadhg s'arrêta;
Tous s'assemblèrent autour de lui.
_ « Vois-tu ces vieux arbres desséchés,» lui dit le vieux garçon grisonnant, « c'est au milieu de ces arbres qu'est Teampoil-Démuis; il faut que tu y entres maintenant, mais nous ne pouvons y aller avec toi. Il faut que nous te quittions ici. Va droit devant toi et sois brave. »
Tadhg regarda; il aperçut un mur élevé, qui était à moitié effondré et une vieille église grise, à l’intérieur du mur, et environ une douzaine de vieux arbres desséchés, dispersés çà
et là à travers de l’enclos. Ils n'avaient point de feuilles, mais leurs vieilles branches s'allongeaient comme les mains d'un homme en colère qui menace. Tadhg n'avait plus de force, mais il lui fallut marcher. Tadhg était à deux cents mètres de l'église et il ne regarda derrière lui que quand il fut à la porte de l’enclos. La vieille porte était démolie et il n'éprouva aucune difficulté à entrer. Il se retourna alors pour voir si les petits hommes le suivaient, mais il y avait des nuages devant la lune et la nuit était sombre, aussi ne put-il rien voir. Tadhg entra dans l’eclos et il suivit le vieux sentier plein d'herbe qui montait vers l'église. Lorsqu'il fut arrivé à la porte, il la trouva fermée à clef. Cette porte était grande et solide. Tadhg tira son couteau et l'enfonça dans le bois, mais le bois n'était pas pourri.
_ « Eh bien ! » se dit-il à lui-même, « il n’y a rien à faire; la porte est fermée et je ne puis l'ouvrir. »
Avant que ces mots ne fussent formés dans son esprit, une voix dit à son oreille :
_ « Cherche la clef derrière la porte ou sur le mur. »
Tadhg fut pris d'étonnement.
_ « Qui me parle? » dit-il en se retournant; mais il ne vit absolument personne. La voix murmura de nouveau à son oreille :
_ « Cherche la clef derrière la porte ou sur le mur. »
_ « Qui est là? » dit Tadhg, et la sueur coulait sur ses sourcils. « Qui m'a parlé? »
_ « C'est moi, le cadavre, qui t'ai parlé, » dit la voix.
_ « Est-ce que tu peux faire la conversation? » dit Tadhg.
—_« De temps en temps, » dit le cadavre.
Tadhg chercha la clef et la trouva au haut du mur. Il était trop étonné pour parler davantage. Il ouvrit la porte doucement et toute grande et il entra avec le cadavre sur son dos. Il faisait noir comme la nuit en dedans et le pauvre Tadhg se mit à trembler.
_ Allume la chandelle, allume la chandelle, » dit le cadavre.
Tadhg mit la main dans sa poche et tira son couteau et une pierre à feu. Il en fit sortir des étincelles, il alluma un chiffon brûlé qui était dans sa poche, il souffla pour produire de la flamme et il regarda autour de lui. L'église était très vieille, une partie des murs était écroulée, les fenêtres étaient lézardées et le bois des croisées était pourri. Il y avait encore six ou sept vieux chandeliers de fer. Il restait un bout de vieille chandelle dans un de ces chandeliers, et Tadhg l'alluma. Il était en train de méditer sur l'étrangeté et l'horreur de cet endroit, quand le cadavre froid lui murmura de nouveau à l'oreille :
_ « Enterre-moi vite, enterre-moi vite! prends la bêche en face de toi, et creuse la terre, creuse la terre. »
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Tadhg regarda et vit une bêche derrière l'autel. Il la prit dans sa main, il en enfonça l'extrémité sous la dalle qui était au centre de l'église et il pesa de tout son poids sur le manche de la bêche, ce qui souleva la dalle.
Lorsqu'il eût enlevé la première dalle, il n'eut aucune difficulté à remuer les autres, et il en tira trois ou quatre de ce lieu. La terre au-dessous de ces dalles était molle, et il lui fut facile de la bêcher. Mais il n'avait pas rejeté au dehors plus de trois ou quatre pelletées que le fer heurta quelque chose de mou comme de la chair.
Tadhg tira trois ou quatre autres pelletées tout alentour, et il vit que c'était un autre corps qui était enterré à cet endroit.
_ « Je crains qu'on ne me laisse pas mettre les deux corps ensemble, » se dit Tadhg
_ « eh ! Toi, le cadavre sur mon dos, » dit-il, « seras-tu satisfait si je t'enterre ici? »
mais le cadavre ne répondit pas un mot.
_ « C'est bon signe, » se dit Tadhg à lui-même, « cela n’a pas l’air de le déranger. »
Et Tadhg enfonça de nouveau la bêche dans la terre. Sans doute blessa-t-il la chair de l'autre corps, car le mort qui était enterré se leva hors de la fosse et poussa un cri terrible : _ « Hou! hou! va-t'en, va-t'en, va-t'en, ou tu es un homme mort, mort, mort! »
Et il retomba dans la fosse.
Souvent, après, Tadhg disait que c'était là la plus épouvantable de toutes les choses étonnantes qu'il avait vues cette horrible nuit. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête raides comme des soies de porc, la sueur coula sur son front, un tremblement s'empara de nouveau de ses os, et il pensa qu'il allait tomber. Mais il s'enhardit lorsqu'il vît le second corps tranquillement recouché, il rejeta la terre dans le trou, il l'égalisa par dessus, et il replaça les pierres aussi soigneusement qu'elles l'étaient auparavant.
_ « Il n'est pas possible qu'il se lève encore, » dit-il.
Tadhg descendit l’allée qui était au milieu de l'église, jusqu'à ce qu'il fût à quatre ou cinq mètres plus près de la porte, et, de nouveau, il se mit à lever les dalles et à chercher une autre tombe pour le cadavre qui était sur son dos. Il souleva trois ou quatre dalles, il les plaça sur un côté, puis il creusa la terre. Il n'y avait pas longtemps qu'il creusait, lorsqu'il mit à découvert une vieille femme nue, sans un seul vêtement sur elle, sauf sa chemise, qui était enterrée dans cet endroit-là Elle était plus vivante que le premier cadavre, car à peine eût-il enlevé un peu de terre de dessus elle qu'elle se dressa et se mit à gronder :
_ « Ho! L’insensé, ho! L’insensé, » dit-elle, « pourquoi me dérange-t-il ? Qu'a-t-il donc fait de sa vie pour ne point trouver de tombe ?»
Le pauvre Tadhg recula et resta silencieux.
Quand elle se rendit compte qu'elle n'obtenait pas de réponse, la femme ferma lentement les yeux, perdit sa vigueur, et retomba doucement en arrière sous la terre.
Tadhg agit avec elle comme il l’avait fait avec l'homme ; il rejeta la terre sur elle et remit les dalles par-dessus.
Tadhg bêcha encore plus près de la porte, mais avant d'avoir rejeté plus de deux pelletées d'argile, il aperçut une main d'homme qu'il avait mise à nu avec la bêche.
_ « Sapristi, » se dit-il, « je n'irai pas plus loin. A quoi cela me servirait-il? »
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Tadhg rejeta la terre sur l'homme, et il arrangea les dalles comme elles l'étaient auparavant.
Il quitta alors l'église, le coeur très gros, et il ferma la porte derrière lui; il tourna la clef dans la serrure et il laissa l'endroit comme il l'avait trouvé. Il s'assit sur une pierre tombale qui était près de la porte et se mit à réfléchir. Il était bien embarrassé.
Que faire ?
Tadhg mit son front dans ses deux mains et pleura de fatigue et de chagrin, car il était certain, à ce moment-là, de ne jamais revenir vivant chez lui. Il fît une nouvelle tentative pour délier les mains du cadavre qui étaient serrées autour de son cou. Mais elles étaient fixées comme des crampons, et plus il cherchait à les délier, plus elles le serraient dur.
Tadhg allait se rasseoir lorsque le cadavre, froid et horrible, lui parla encore à l'oreille :
_ « Carraig-fad-Mhic-Feôrais, Carraigfad-Mhic-Feôrais, »
Et Tadhg se rappela alors l'ordre que lui avaient donné les petites personnes de porter le cadavre avec lui jusqu'à cet endroit s'il ne lui était pas donné de l'enterrer dans Teampoll-Démuis. Tadhg se leva et regarda autour de lui.
_ « Je ne connais pas le chemin, » dit-il.
Dès qu'il eut prononcé cette parole, le cadavre étendit sa main gauche qui était serrée sur le cou de Tadhg, et la pointa devant lui, en lui montrant le chemin qu'il devait suivre. Tadhg suivit la route dans la direction où les doigts étaient étendus, et il sortit de l’enclos paroissial.
Il se retrouva sur la vieille route noueuse, pierreuse, et il s'arrêta de nouveau sans savoir de quel côté il devait tourner. Le cadavre étendit encore sa main décharnée et lui montra une autre route qu'il n'avait pas prise lorsqu'il se dirigeait vers la vieille église.
Tadgh marcha tout droit sur cette route, et chaque fois qu'il arrivait à un embranchement sur la route qu'il suivait, le cadavre étendait la main pour lui montrer le bon chemin. Tadhg s’engagea dans de nombreux chemins de traverse et il marcha longtemps dans ces nombreux petits chemins tortueux, jusqu'à ce qu'il vit un vieux cimetière à côté de la route. Il y avait là quelque chose qui ressemblait à une église ou à une grande maison en ruines, mais il n'y avait là ni chapelle ni église. Le cadavre le serra fortement et Tadhg s'arrêta. Le cadavre lui dit à l'oreille de nouveau :
_ « Enterre-moi, enterre-moi, dans l’enclos paroissial! Dans l’enclos! »
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Tadhg alla vers le vieux cimetière, et il n'en était pas éloigné de plus d'environ vingt mètres quand il leva les yeux et vit des centaines et des centaines de fantômes, femmes, hommes, enfants, assis sur le sommet du mur ou debout du côté extérieur, courant ça et là, tendant les mains, sautant, dansant, remuant les lèvres comme s'ils parlaient, cependant Tadhg n'entendit aucune parole ni aucun son. Il eut peur d'avancer et il resta sur place là où il était. Aussitôt, tous les fantômes restèrent tranquilles et ne firent plus un mouvement. Tadhg comprit alors qu'ils cherchaient à l'empêcher d'entrer là où ils étaient. Il se rapprocha un plus près du mur et toute la troupe de fantômes courut vers le mur et ils étaient si serrés les uns contre les autres qu'il n'aurait pu se frayer un passage au milieu d'eux s'il en avait seulement eu le désir. Mais Tadhg n'avait pas le courage d'essayer.
Tadhg revint sur ses pas, brisé de douleur, et quand il fut éloigné de deux cents mètres de l’enclos il s'arrêta, car il ne savait pas par où tourner maintenant. La voix du cadavre lui dit à l'oreille :
_ « Teampoll-Rônàin, Teampoll-Rônàin, »
Et la main décharnée était tendue de nouveau pour lui montrer la route.
Il lui fallut marcher, fatigué comme il l'était, et la route n'était point courte, et elle n'était point en terrain plat. La nuit était plus sombre qu'auparavant et il lui était difficile de marcher. Tadhg fit de nombreuses chutes, et ses os encaissèrent de nombreux chocs. A la fin, Tadhg vit Teampoll-Rônàin debout au milieu d'un cimetière. Il s'en approcha et il se crut sauvé cette fois, puisqu'il ne voyait ni fantôme ni rien d’autre sur le mur. Et Tadhg pensa que rien ne l'empêcherait, cette fois, de se débarrasser de son fardeau. Il traversa l’enclos pour gagner la porte, et en entrant il tomba en travers du seuil. Avant qu'il eût pu se relever, un objet qu'il ne vit point se mit sur son cou et sur ses mains, un autre sur ses pieds et ils le serrèrent et l'étouffèrent au point qu'il était tout prêt à rendre l'âme; enfin, ils l'enlevèrent en l'air, le portèrent à cent mètres ou davantage du cimetière et le jetèrent dans un vieux trou sale, lui et le cadavre pêle-mêle. Tadhg se releva brisé, broyé, moulu, et il eut peur d'approcher une seconde fois de l’enclos, car il n'avait rien vu lorsqu'il était tombé et qu'il avait été enlevé en l'air.
_ « Eh ! Le cadavre sur mon dos, » dit-il, « dois-je retourner vers le cimetière? »
Mais le cadavre ne répondit pas.
_ « C'est signe que tu ne désires pas me voir essayer de nouveau, » dit Tadhg.
Tadhg fut alors bien embarassé sur ce qu'il devait faire, quand le cadavre lui parla à l'oreille :
_ « Imleôg-fada, Imleôgfada.»
_ « Oh, ma foi, » dit Tadhg, « est-il nécessaire que j'y aille? Si tu continues à me faire marcher longtemps, je tomberai sous ton poids. »
Mais Tadhg repartit, et il suivit la direction que lui indiquait le doigt du cadavre. Il n'aurait pu dire exactement depuis combien de temps il était en route, quand le cadavre le serra tout à coup et lui dit :
_ « c'est là, c'est là. »
Tadhg regarda et vit un mur petit et bas, écroulé par endroits, tellement ruiné qu'il n'y avait pas là à proprement parler un mur. Il était dans un grand champ large à côté de la route. Et s'il n'y avait pas eu trois ou quatre grosses pierres, plus semblables à des rochers qu'à des pierres, à chaque bout du mur, rien ne lui aurait indiqué que c'était là un enclos paroissial ou un cimetière.
_ « T'enterrai-je là, et est-ce bien ici Imleôg-fada? » dit Tadhg.
_ « Oui, » lui dit la voix.
_ « Mais je ne vois pas de tombe ici, sinon un tas de pierres, » dit Tadhg.
Le cadavre ne lui répondit pas, mais il étendit sa main longue, froide, décharnée dans la direction où Tadhg devait aller.
Tadhg alla donc tout droit, mais il avait grand peur, car il se rappelait bien l'objet qui l'avait frappé dans le dernier cimetière. Il alla tout droit et son coeur sauillait comme un petit oiseau apeuré. Mais quand il arriva à dix mètres du petit mur carré, il en jaillit un éclair brillant, jaune et rouge, bleu et blanc; toutes les couleurs de l'arc-en-ciel y étaient, l'éclair tourna autour du mur sans interruption, et il se déplaçait aussi vite que les hirondelles dans le ciel. Et plus Tadhg restait là, plus la flamme courait rapidement, de sorte qu'à la fin ce fut simplement un anneau de feu brillant qui tournait autour du vieux cimetière.
Certainement, personne au monde n'aurait pu le traverser sans se brûler mortellement. Tadhg n'avait jamais vu, depuis sa naissance, de spectacle aussi beau, magnifique, admirable, merveilleux que ce spectacle-là. La flamme courait, les étincelles jaunes, blanches et bleues en jaillissaient, et bien qu'il n'y eut au commencement qu'une petite ligne mince, elle grandit rapidement, de sorte que ce fut à la fin une bande grande et large, et elle devenait toujours de plus en plus large et de plus en plus haute, et jetait les étincelles les plus merveilleuses; il n'y avait pas sur la surface de la terre une seule nuance de couleur qu'on ne pût voir dans ce feu-là. Et il ne brilla jamais un éclair, il ne jaillit jamais une flamme qui fussent aussi clairs et aussi brillants que ce feu-là.
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La frayeur s'empara de Tadhg. Il était mort, ou peu s'en fallait, de fatigue, et il n'avait pas assez de courage pour s’avancer plus près du mur. Un brouillard passa sur ses yeux, un vertige dans sa tête et il fut obligé de s'asseoir sur une grosse pierre qui était là. Tadhg ne voyait rien d’autre que la lumière; il n'entendait rien d’autre que l'espèce de bourdonnement que produisait cette lumière en glissant autour du champ, plus prompte que l'éclair.
Comme il était assis sur une pierre, la voix murmura encore une fois à son oreille :
_ « Cill Bhrighde, Cill Bhrighde, Cill Bhrighde, »
Et le cadavre le serra si dur que Tadhg poussa un cri.
Tadhg se leva encore une fois, faible, fatigué, transi de froid, et il prit la direction que lui montrait la main du mort. Il alla ainsi devant lui, et il marcha longtemps; la route était mauvaise, le vent était froid, son fardeau était lourd, la nuit était noire; lui-même était mort de fatigue. C'est ainsi qu'il marchait, et il est certain que si le trajet avait été beaucoup plus long, il serait tombé mort sous son fardeau.
Enfin le cadavre étendit de nouveau la main, et lui dit :
_ « Mets-moi là, mets-moi là. »
_ « Est-ce là le dernier enclos, se dit Tadhg en lui-même, « le petit homme grisonnant m'a dit qu'on me laisserait sans aucun doute enterrer le cadavre dans un de ces enclos. Il n'est pas possible qu'on ne le reçoive pas ici. »
La première coloration qui précède le jour, et la première lueur de l’aube commençait à paraître du côté de l'orient, mais il faisait encore plus noir qu'auparavant car la lune était couchée, et il n'y avait point d'étoiles brillantes.
_« Oh! Hâte-toi! Oh! Hâte-toi, » lui dit de nouveau le cadavre.
Et Tadhg se hâta autant qu'il le put jusqu'à ce qu'il arrive à l’enclos. La chapelle se dressait au centre du cimetière, qui n'était qu'un petit terrain insignifiant sans beaucoup de tombes. Tadhg y entra courageusement, par la porte ouverte, et rien ne le frappa, il ne vit et n'entendit rien. Il alla jusqu'au centre de l’enclos ; il s'y arrêta et regarda autour de lui pour chercher quelque chose, une bêche ou une pelle pour creuser la fosse. En se tournant pour regarder autour de lui de tous côtés, Tadhg vit une fosse toute préparée en face de lui. Il alla à cette fosse, il regarda au fond, et il vit un cercueil noir au fond. Tadhg descendit dans le trou, comme il put; il leva le couvercle du cercueil et vit qu'il était vide, comme il le pensait. Or, Tadhg était à peine remonté hors du trou et se tenait debout sur le bord quand le cadavre qui lui était attaché depuis plus de huit heures, les deux bras passés autour de son cou, et les jambes contre ses cuisses se sépara tout à coup de lui. Et le cadavre tomba avec un bruit sourd dans le cercueil ouvert. Tadhg se mit à genoux au bord de la fosse et remercia Dieu. Il ne tarda point à ajuster le couvercle sur le cercueil et à rejeter la terre dans la fosse avec ses deux mains. La fosse ne fut pas longue à remplir. Il foula la terre avec ses deux pieds pour la rendre dure et tassée, puis il quitta ce lieu.
Armanel - conteur ( http://armanel.e-monsite.com
Le soleil se levait quand Tadhg termina son travail, et la première chose qu'il fit fut de chercher une auberge. Il en trouva une, il alla se mettre au lit, et il dormit jusqu'à la nuit. Il se leva et mangea un peu, puis se coucha de nouveau et dormit jusqu'au matin. Au matin, Tadhg trouva un cheval à louer, et il se rendit chez lui à cheval. Il était à cinquante kilomètres de chez lui, et il était évident qu'il avait fait à pied tout ce chemin, la nuit qu'il avait porté le cadavre.
Tous les gens qu'il rencontra en ville pensaient qu'il revenait de la campagne et se réjouirent beaucoup de son retour. Tout le monde lui demandait où il était allé, mais il ne le dit à personne au monde sauf à son père.
Tadhg fut un homme bien changé à partir de cette nuit-là, il ne but plus avec excès, il ne joua plus son argent aux cartes et on lui aurait donné le monde entier qu'il ne serait point allé dehors tout seul quand il faisait noir.
Il n'y avait pas quinze jours qu'il était chez lui quand il épousa Marie, la fille qui l'aimait, et à cette noce on eut beaucoup de plaisir, et Tadhg fut un homme heureux à partir de ce jour-là.
Puissions-nous être aussi heureux que lui !
.Armanel - conteur ( http://armanel.e-monsite.com
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