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Tam-Kik et Jalm Thurio

Tam-Kik  et Jalm Thurio   

           

_ Un jour, il y a bien longtemps, Tam-Kik décida de quitter Job, son père, qui avait plus de soixante-dix ans, et qui ne pouvait plus le nourrir à ne rien faire. Tam-Kik voulait partir afin de visiter le beau pays de Bretagne, chercher des aventures et ramasser quelques sous pour aider son vieux père ; Tam-Kik ne s’appelait pas Tam-Kik, ce n’était pas son vrai nom, il avait été surnommé Tam-Kik par les petits garçons des villages voisins, parce qu’il allait par ci par là mendier aux portes des maisons un petit morceau à manger, en disant :


Donnez-moi un morceau de viande ou de pain
    Dieu vous le rendra cent pour un.


Faut vous dire que dans le Penn-Ty (
la chaumière) du pauvre Job, Tam-Kik n’avait jamais senti l’odeur du lard, ni frais ni salé, car le pauvre vieux journalier n’arrivait pas à mettre un sou de par devant lui et vivait principalement de la charité des seigneurs de Lothéa. Et quand il avait son écuellée de soupe remplie de pain noir, le vieux Job ne désirait rien de plus ; il était plus raisonnable en cela que bien des gens qui n’en ont jamais assez et essayent de s’engraisser avec le bien du prochain ; plus raisonnable aussi que Tam-Kik, son fils, qui disait, en regardant ses jambes maigres, qu’un peu de lard le dimanche ne lui gâterait pas les dents. C’était, du reste, le seul défaut, la seule ambition de Tam-Kik, et encore doit-on l’excuser, puisqu’il désirait ces douceurs plus pour son vieux père que pour lui-même. 
Tam-Kik aurait été un garçon parfait, si la beauté ne lui faisait pas un peu défaut ; car il louchait des deux yeux et était un peu bossu. N’importe, il avait de grandes qualités de cœur : il était bon pour les bêtes et les gens, et charitable quand il avait trop pour lui-même, chose rare en vérité, et pieux en souvenir de sa mère, qu’il avait vu mourir trois jours avant sa première communion. Ah ! Comme il parlait avec enthousiasme de ce beau jour de sa première communion, et il y avait de quoi, en vérité ! Imaginez Tam-Kik vêtu d’un bel habit de velours vert avec des boutons de cuivre brillant, ayant appartenu au garde-chasse de Lothéa. Il y en a qui disaient que l’habit était un peu grand pour Tam-Kik : Et alors ! Tam-Kik n’en était que plus à l’aise pour courir dans le village et montrer son beau chapeau neuf !…
 Donc, ce jour-là, Tam-Kik partit, et il n’emporta ni argent ni sabots neufs, mais il eut droit à la bénédiction de son vieux père pour lui porter bonheur.


Armanel - conteur ( http://armanel.e-monsite.com


_ Mais Tam-Kik ne fut pas le seul à prendre la route ce jour-là. 
Le même jour, dans la ferme la plus riche du voisinage, un beau garçon de vingt ans, Jalm Thurio, fils d’une veuve très riche, avait demandé son compte à sa mère. Il voulait, disait-il, aller de par le monde à la recherche d’une fortune encore plus grande.
La veuve, sa mère, était pourtant une brave femme, mais ses conseils n’avaient servi qu’à hâter le départ de son fils, en lui causant beaucoup de chagrin.
Et c’est ainsi que Jalm Thurio partit au grand trot sur son double bidet de Cornouaille pour se rendre à Quimper. On était en hiver, il neigeait, il glaçait même à pierre-fendre. Du côté de Clohars, Jalm Thurio rencontra sur son chemin un pauvre klasker bara (
chercheur de pain = mendiant), tout vieux, tout transi, qui disait d’une voix enrouée :
— Riou braz am euz (
j’ai grand froid), mon gentilhomme, donnez-moi un morceau de votre manteau pour l’amour de Dieu.
— Riou, riou, répondit Jalm Thurio en éclatant de rire, Riou, c’est le nom du tailleur de Lothéa. Faut aller lui commander un manteau, l’ami, au lieu de rester t’enrhumer ici à crier riou à tous les passants.
Le pauvre homme reprit :
— En échange d’un petit coin de votre manteau, je vous donnerai cette petite cage et la petite mouche bleue qui est dedans ; voyez, voyez, mon doux gentilhomme. 
— Imbécile ! dit Jalm Thurio, en le repoussant rudement avec le manche de son fouet, mon manteau pour une mouche ? Tu es vraiment stupide ; allez, range-toi, ou sinon gare à toi.
Et Jalm Thurio leva le bras pour frapper le mendiant. Mais, son cheval s’élança au galop dans le bois voisin, où Jalm Thurio reçut plus d’une bosse à la tête en cognant les branches basses.

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_ Le soir même, Tam-Kik arrive au même endroit.
— Riou braz am euz, lui dit d’une voix triste le pauvre marchand de mouches.
— Vous avez froid, mon pauvre ami, répondit Tam-Kik, vous avez l’air bien malade.
Et sans ajouter une parole, il se dépouilla de sa vieille veste percée et la mit sur les épaules presque nues du mendiant. 
— Où vas-tu donc, Tam-Kik ? demanda celui-ci.
— Quoi, vous savez mon nom, c’est-à-dire mon surnom de klasker bara ?
— Je sais tout cela et d’autres choses encore ; je sais aussi que Job, ton père, t’a donné sa bénédiction avant ton départ.
— Ah ! Ne parlez pas de mon pauvre père, ou mon cœur va se briser, je n’aurai pas le courage de continuer et il me faudra regagner ma maison sans y rapporter un sou.
— Rassure-toi, Tam-Kik; comme tu m’as donné ta veste ; je te donne en échange cette petite cage où il y a une mouche bleue.
Tam-Kik prit la cage et la kélien glaz, la considéra avec une admiration d’enfant ; et quand il se retourna pour dire Trugarez (
merci) au vieillard, celui-ci avait disparu.
— Voilà qui est étrange, se dit Tam-Kik; mais je vais garder le présent du pauvre homme, il pourra peut-être me porter chance.
La nuit ne tarda pas à venir et malgré le clair de la lune, Tam-Kik s’égara par les landes et les bois, sans avoir rencontré une seule maison. Enfin, après avoir longtemps marché et longtemps couru, il arriva à l’entrée d’un bois sombre, qui était gardé par un Rounfl, (
c’est-à -dire un ogre, mangeur d’hommes) et plein d’autres lôned (bêtes). Tam-Kik crut reconnaître un passage hanté, célèbre et redouté de tous, mais comme il n’était pas peureux et qu’il recherchaitt les aventures, il décida de s’y engager. De toutes façons, il était trop tard pour reculer, car les deux domestiques du Rounfl, autrement dit deux gros chiens, qui n’avaient pas l’air tendre, arrivaient à l’instant et demandaient poliment, à leur manière, à Tam-Kik d’entrer chez eux. Quand je dis poliment, ça veut dire en lui mordillant un peu les mollets.
— Goustadik, goustadik
(doucement), mes petits agneaux, leur dit Tam-Kik, de sa voix la plus douce, ne vous mettez pas en colère ; tenez, voici deux belles galettes de blé noir que je vous donnerai si vous laissez mes pauvres jambes tranquilles.
Vous voyez que Tam-Kik n’était pas si bête, bien au contraire ; et bientôt on put voir Tam-Kik et les deux dogues entrer, bras dessus bras dessous, dans le manoir du Rounfl.
— Orch ! fit celui-ci en se réveillant, voilà qui est étrange ; ici, Butor, ici, Ragear, mes valets maudits, que je vous corrige pour avoir donné la patte à un humain. 
Le vieux Rounfl, gros comme un tonneau, était assis dans une salle sombre et enfumée, creusée dans les rochers au flanc de la montagne. Il était si gros qu’il pouvait à peine remuer, mais il avait à la main avait à la main un bâton ferré, long de deux mètres
Vite Butor, avant que le bâton fatal fût retombé sur lui, lança deux mots dans l’oreille d’âne du Rounfl, qui s’apaisa sur-le-champ.
— C’est bon, c’est bon, dit-il, on verra ça ; en attendant, troussez-moi ce poulet-là, il y aura bien assez de place pour lui sur la broche avec l’autre.
Foi de Dieu ! Tam-Kik n’avait guère le temps de se gratter l’oreille. Par bonheur, il avait la langue pendue comme un avocat de Quimper, et il se mit à la faire travailler tout de suite.
— Ah ! Monsieur l’ogre, s’écria-t-il, Monseigneur le baron de Tronjoli, vous auriez grand tort de faire du mal à Tam-Kik, votre meilleur ami, venu ici tout exprès depuis l’Angleterre.
— Je n’aime pas les Anglais, moi ; ainsi,  que mes dogues…
— Faites excuse, Monseigneur, je ne suis pas un Anglais, mais c’est par amour pour Votre Majesté que je suis allé dans ce pays pour apprendre à faire la cuisine à la nouvelle mode.
— Orch ! orch ! Voila qui me donne de l’appétit, mais je suis diablement pressé.
— Patience, Monseigneur, laissez-moi faire ; où est la volaille ?
— Montrez-lui la broche et la volaille, et si dans cinq minutes…
— Suffit, Monseigneur, on sera prêt. À l’ouvrage !
Et en disant cela, Tam-Kik retroussait ses manches et suivait Ragear à la cuisine. Et quelle cuisine ! La cuisine était immense ; il y avait des billots faits avec des chênes tout entiers, des hachoirs énormes, des poêles à frire larges comme des meules de moulin, un tournebroche sur lequel on aurait pu cuire un éléphant ! 
Le fameux Jalm Thurio était dans le fond de la cheminée, près du feu, non pas pour se chauffer à l’aise, n’allez pas croire, mais bien garrotté et ficelé comme un poulet, tout prêt à être embroché et grillé sur le champ. 
Tam-Kik sentit ses cheveux se dresser sur sa tête, surtout quand il entendit Ragear lui dire :
— Fais en sorte qu’il soit cuit dans cinq minutes, et à point.
Cinq minutes pour cuire un homme !… Il y avait bien un feu si grand dans la cheminée, qu’on se sentait  cuire à dix mètres, mais ce n’était pas une raison pour y faire cuire un être humain.
— Faut que ça soit bien cuit dans cinq minutes, répéta le monstre, en saisissant la broche d’une patte et Jalm Thurio de l’autre.
— Stop ! Diable rouge ! murmura Tam-Kik hors de lui.
Tout à coup il sentit un frétillement dans sa poche, et entendit une petite voix qui disait :
—    Ouvre vite, ouvre-moi vite la cage…


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Et la mouche bleue s’envole. D’abord elle va droit sur Ragear qui se demandait comment faire pour embrocher Jalm Thurio, et elle lui enfonce son dard dans les deux yeux. Ragear, fou de douleur et de colère, laisse tomber la broche et pousse des hurlements terribles ; à ce vacarme Butor arrive, et la mouche bleue lui fait subir le même traitement qu’à son compagnon. Dans la pièce à côté, on entendait le Rounfl, dont la fureur ne connaissait plus de bornes.
— Ici, ici, tas de brigands, que je vous éreinte à coups de gourdin… Dire qu’ils me font attendre mon souper et qu’ils sont à se battre au lieu de faire leur besogne. Ah ! Les monstres, comme je vais les astiquer ! Et ce gueux de cuisinier ; ce sacré Anglais, je vais le démolir ; oui, je vais l’avaler tout cru, pour lui apprendre à troubler ma sieste.
C’était comique de voir se démener un Rounfl si gros, si lourd qu’il ne pouvait même pas quitter son fauteuil.
Alors, la mouche bleue fait entendre son vron vron dans la salle, et va taquiner l’ogre, en le piquant sur son gros nez dégoûtant. Il avait l’air d’un moulin à vent avec ses grands bras qu’il agitait furieusement pour attraper la mouche bleue ; mais la mouche bleue volait plus vite que ses bras ; et quand elle eut bien tourmenté ce fils du diable, elle lui creva les yeux en un instant. Le Rounfl, à bout de forces et de respiration, se mit à souffler comme un tonnerre ; il se leva en trébuchant de son fauteuil, fit deux ou trois tours sur lui-même et tomba enfin la tête la première sur les rochers, où il resta assommé comme un bœuf.
Tam-Kik délivra Jalm Thurio de sa triste position. Jalm Thurio, il est vrai, était un peu roussi ; mais Tam-Kik lui frotta la figure et la tête avec un morceau de graisse, et il ne s’en trouva pas plus mal.
— Ça sent l’ogre mort par là, dit Tam-Kik à Jalm Thurio ; il est temps de filer d’ici ; qu’en penses-tu ?
— Ma foi, je ne pense rien, répondit Jalm Thurio, qui avait une idée derrière la tête, et ne songeait même pas à remercier son sauveur.
— Comme tu voudras, l’ami, bonsoir, dit  Tam-Kik.
Pauvre Tam-Kik ! il allait oublier sa mouche bleue, tant il était pressé ; mais la mouche ne l’oubliait pas, car elle vint aussitôt bourdonner à ses oreilles, et rentra d’elle-même dans la petite cage.
Tam-Kik reprit possession de son trésor et sortit de la maison du Rounfl aussitôt.
 Dès qu’il fut parti, Jalm Thurio se mit en quête du trésor du Rounfl, car il savait que les ogres ont toujours dans leurs caves deux ou trois tonneaux remplis d’or. Finalement et pour son malheur, comme vous le verrez tout à l’heure, il finit par les trouver et c’est avec les poches gonflées et la démarche pesante qu’il sortit du manoir de l’ogre.

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_ Maintenant je dois vous apprendre ce que devint notre Tam-Kik, avec sa mouche bleue. 
Lassé de vagabonder, Tam-Kik demanda une place de valet dans une grande ferme du voisinage. Le fermier de Kerlostik, avant de l’embaucher, regarda un peu de travers les pauvres jambes tordues et le triste équipage de Tam-Kik ; mais celui-ci, piqué au vif et enhardi par sa mouche, ayant dit qu’il ferait à lui seul plus d’ouvrage que trois fainéants de Bannalek, le maître consentit à le prendre à l’essai, avec trois écus par an, de la soupe de pain de seigle tous les jours, de la bouillie de Sarrazin et des crêpes une fois par semaine. C’était une belle offre pour l’époque ; aussi, Tam-Kik n’eut garde de refuser.
 Et voilà donc Tam-Kik valet de charrue à Kerlostik. Le troisième jour, le maître était allé à la foire la veille, par un temps brûlant, et en avait rapporté une bourse vide et un bon coup de bambou par-dessus le marché. Tam-Kik proposa à sa femme d’aller seul au champ avec les bœufs et la charrue. La vieille accepta, faute de mieux, espérant au surplus trouver tout de suite une bonne raison pour fourrer à la porte ce loustik, qui mangeait autant que deux hommes. Mais à midi, quand elle alla au champ porter à Tam-Kik  sa soupe de pain noir, et quand elle vit toute la surface qu’il avait labourée, elle en resta stupéfaite. Tam-Kik avala sa soupe sans rien dire, et, avant le soir, il laboura un second champ, avec l’aide de sa mouche qui aiguillonnait les bœufs et leur donnait un cœur infatigable. 
Vous pensez bien qu’on ne trouvait plus les jambes de Tam-Kik aussi maigres, et la fermière permettait même à l’aînée de la maison de lui porter son dîner au champ ; on le régalait joliment, allez, et la jeune fille ne s’en revenait pas sans regarder par-dessus la haie Tam-Kik qui transpirait dans les champs. Finalement, ça continua si bien pour Tam-Kik, que la pen-hérez (
l’héritière) baissa les yeux devant lui, et le laissa prendre son petit doigt et attacher un ruban à son chupenn ( habit) en revenant du pardon.
Finalement il y eut une belle noce. Tam-Kik devint Tam-Pinvidik (
le riche). Maharit sa femme fut la meilleure ménagère de la paroisse, et ils eurent beaucoup de petits garçons et de petites filles!…

J’ai oublié de vous dire que la veille de ses noces, Tam-Kik, tout habillé de neuf, était parti pour Lothéa, afin de chercher Job, son père pour le ramener à Kerlostik. Mais voilà qu’en passant sur la lisière d’un petit bois, il vit un groupe de brigands autour d’un homme étendu sur l’herbe ; il s’approcha pour regarder et reconnut Jalm Thurio que les voleurs avaient tué, pour voler son or qu’il avait pris à l’ogre. Vous voyez qu’une bourse trop lourde nuit à celui qui la porte, vu qu’il ne peut se sauver aisément des larrons, surtout quand au poids de la bourse se joint le poids d’une mauvaise conscience.
 Tam-Kik s’éloigna bien vite et continua son chemin. Hélas ! À Lothéa, il apprit que son père était parti pour le paradis ! Le bon fils pleura tout le long du chemin en revenant, et je puis jurer qu’il n’entra dans aucun cabaret, ce qui n’est pourtant pas défendu, je pense, aux gens qui ont le gousset garni et qui savent boire sans se soûler.
À la fin des fins, je vous dirai que la mouche s’était envolée le jour du mariage. Elle n’avait plus rien à faire ? N’avait-elle pas achevé le bonheur de Tam-Kik, en lui procurant une belle condition, et une bonne épouse? 
Voilà pour Tam-Kik. Il y en a aussi qui disent que la mouche bleue était en réalité un ange du paradis déguisé et donné à Tam-Kik par le vieux mendiant, lequel était un grand saint venu sur la terre pour éprouver le cœur de ceux qu’il rencontrerait ; d’autres ajoutent même que tous les hommes de cœur ont une mouche pareille cachée dans la poitrine et qu’il suffit de savoir la réveiller.
 Moi je vous laisse penser ce que vous voudrez, et,  sur ce,  je me tais.

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