C'était au temps très lointain, quand la Basse Bretagne était à peu près couverte de forêts, dépourvue de routes, ce qui entravait les communications et les échanges d'une contrée à l'autre.
Cependant, les pilhaouerien existaient déjà, et régulièrement ils dévalaient les sommets de l'Arrée, fouillant le pays de Crozon à Callac et de Roscoff à Hennebont.
Véig Richou était un de ces trotteurs. Fils de pilhaouerien, il était né là-haut, sur le versant sud de la crête des monts, au rude pays de Loqueffret (en breton Lokeore), où, suivant un dicton cornouaillais, le diable mourut de froid:
E Loqueffret eo maro
An Diaoul gant an anouet.
Dans les campagnes, l'on se souvenait, de père en fils, de le voir passer, une fois l'an, sa tournée l'emmenant d'une mer à l'autre, par dessus les deux chaînes de montagnes.
C'était un pauvre hère, misérable au possible. Le métier, il faut le croire, nourrissait mal son homme. Sa carriole tenant par la force de l'habitude, était tirée par "Lutine", un bidet tacheté et boiteux, d'aspect aussi miséreux que son maître. On l'entendait venir de loin grâce au bruit caractéristique des essieux mal graissés qui faisaient continuellement : "wig, woeg";
Véig Richou était connu de tout le monde, partout on lui réservait un accueil convenable car, en ces temps là, en Bretagne on était hospitalier pour les mendiants et Véig en était un, tout juste déguisé en travailleur. Quand il lui arrivait d'élargir sa tournée, et qu'il entrait pour la première fois dans un village, il se faisait reconnaître en psalmodiant son éternel refrain :
Pilhou evit bolennou
(Des chiffons pour les bols)
Cela suffisait pour lui donner de nouveaux clients.
Quand Lutine commençait à peiner sous son fardeau, notre homme se dirigeait vers ses "dépôts" de Kastell-Pol, de Guingamp ou de Quimper. Là se faisait l'échange pillou-bolennou. Si les chiffons étaient en plus-value de la vaisselle, quelques écus rentraient dans la poche du pillaouer, ce qui lui permettait d'améliorer son ordinaire par l'acquisition de tabac, de pain frais, de lard fumé que le vin ou le lambig aidaient à faire descendre...
Véig Richou arrivait quand on y pensait le moins, tantôt le jour, tantôt la nuit, car il n’avait ni horaire ni itinéraire. Sa fantaisie seule décidait de ses tournées.
Armanel - conteur ( http://armanel.e-monsite.com/ )
Les enfants n’étaient qu’à demi –rassurés par sa présence, car Véig ne se mettait guère en frais de toilette et leur inspirait une certaine crainte.
Son âge était indéterminé. Une longue barbe, depuis toujours blanche mangeait sa figure où brillaient deux petits yeux noirs très mobiles. Son nez en bec d’aigle et sa bouche édentée l’enlaidissaient encore davantage si cela eut été possible.
Grand, voûté, coiffé du large chapeau rond, vêtu du chupenn et du traditionnel bragou-braz, avec des sabots bien bourrés de paille fraîche, tel se présentait le pillaouer qui, malgré son aspect rébarbatif, gagnait à être mieux connu. Ce n’était pas un méchant homme.
Pour oublier sa misère et chasser son ennui, il agrémentait sa triste condition, les dimanches, dans les petites auberges qui jalonnaient sa route. Alors, émoustillé, perdu dans les vapeurs d’alcool, il chantonnait :
Soizig a oa eur fleurenn
Ha he doa daoulagad kaër
Re vrao evit eur pilaouer.
Françoise était une fleur
Elle avait de beaux yeux
Trop jolie pour un chiffonnier
Dans ses confidences, il racontait que, délaissé par sa jolie épouse, il en avait conçu une amertume qui lui laissait au cœur une plaie inguérissable. C’est peut être la raison pour laquelle il cherchait l’oubli de ses maux dans la boisson et négligeait peu à peu ses devoirs de chrétien pour une conduite blâmable.
Mais à cette époque, malgré la dure existence, l’on vivait vieux. Vieux aussi était Véig Richou qui, malgré ses tribulations, ne manifestait aucune hâte de rejoindre ses ancêtres.
Armanel - conteur ( http://armanel.e-monsite.com/ )
Mais là-bas, dans l’enfer, « Paotr-Ru » se plaignait ferme de cet état de choses : ses entrées de Basse Bretagne diminuaient, ce qui commençait à l’inquiéter, comme vous le pensez bien. Depuis longtemps il cherchait vainement un représentant chez nous, on pourvoyeur, un rabatteur dirait on aujourd’hui.
Saint Pierre aussi avait remarqué que la Basse Bretagne ne fournissait plus son contingent habituel au céleste séjour.
Tous deux s’en référèrent au Père éternel qui les dépêcha sur terre pour régler l’affaire.
Un dimanche il leur ordonna donc de se rendre sur terre.
Ils arrivèrent à la brune au pied du Roch Trévézel où ils trouvèrent Lutine à demi- écrasée sous sa charge et Véig Richou aux trois-quarts mort de désespoir.Le pauvre Pilhaouer venant de Kastell-Pol avait voulu revoir une dernière fois Loqueffret et y mourir mais la carriole trop lourde était restée en panne au haut de la montée et Véig fatigué par le poids des ans autant que par les tracas d’une existence tourmentée rendit l’âme devant les deux délégués.
Déjà Paotr-Ru voulait s’en emparer. « J’attends depuis longtemps ce vieux fripon. Sa place est retenue chez moi. »
Mais Saint Pierre intervint ; « Voici les balances » dit il « Je sais que cette âme n’est pas sans tache, mais elle mérite quand même d’être évaluée avec équité. »
On pesa donc l’âme du pilhaoouer. Mais chose extraordinaire, on remarqua qu’elle n’était pas assez noire, assez lourde pour descendre, et pas assez blanche ni assez pure pour monter.Comment faire ?
Nos deux émissaires convinrent alors que Véig Richou resterait indéfiniment sur terre, puisque le purgatoire n’existait pas encore.
Pour lui apprendre cette bonne nouvelle, d’un commun accord, on le "ressuscita" et on le pria de reprendre son ancien métier de pilhaouer. Mais à leur grande stupéfaction Véig refusa net.
Pour concilier ses bonnes grâces, Paotr-Ru sollicita ses services et Saint Pierre aussi.
Que me faudra t il donc faire dans mon nouvel état ? Ne comptez pas sur moi pour être facteur sous prétexte que je connais le pays, je suis plein de rhumatismes ; Je ne ferais pas davantage un soldat, un marin ou un fonctionnaire, je ne veux aucun asservissement.
Bon, bon, vous travaillerez pour nous deux. Depuis longtemps nous désirons un commis voyageur en Basse-Bretagne où notre clientèle est en forte baisse.
Mais je n’ai pas d’outils.
On fouilla la carriole où parmi les chiffons et la ferraille on découvrit un marteau que Véig refusa, n’étant pas forgeron, une charrue qu’il rejeta, n’étant pas laboureur. Restait une vieille faux toute rouillée, mais dont le tranchant était encore bon. Il l’accepta afin de ne pas être un éternel oisif sur terre. Pour éviter des frais d’installation, on lui laissa sa vieille carriole et Lutine : Véig était devenu l’Ankou de Basse-Bretagne et se mit immédiatement à l’ouvrage.
Il passa d’abord au Mougau, à Kerbruc, puis à Ty-Kroas, à Ty-Nevez, à Kerriou et à Kergréac’h.
Cependant sa mort n’étant pas ébruitée on s’étonna un peu partout de ne plus voir le vieux chiffonnier. Mais très vite on comprit qu’il avait changé de métier et qu’il rôdait maintenant de préférence la nuit où il arrivait, comme autrefois quand on ne le demandait pas, fauchant, fauchant, tantôt pour Saint Pierre, tantôt pour Paotr-Ru. Ceux-ci étaient désormais assurés d’être servis par un représentant jamais en chômage
Si, cheminant de nuit sur les routes de Basse-Bretagne, vous entendez le « wig-woeg » d’une carriole tirée par un bidet tacheté, garez-vous, attendez. C’est Véig Richou qui passe ; De sa faux rouillée il tranche aveuglément les épis verts comme les épis mûrs, les jeunes comme les vieux :
D’a beb oad
E vez discaret ar hoat.
Le pilhaouer était un marchand itinérant qui échangeait des articles divers(vaisselle,quincaillerie, colifichets, contre des chiffons, peaux de lapin, queues de cheval, soies de porcs,métaux divers récupérés etc) qu'il revendait aux grossistes implantés à Morlaix, Quimper, etc. Réparateur de bols, assiettes ou parapluies, ils était porteur des nouvelles et conteur populaire.
Ayant acquis à ce trafic une finesse aiguisée par le commerce et une culture générale élevée, il récoltait de vieux vêtements et des toiles de lin et chanvre qui servaient à la fabrication du papier. Les pilhoù n'étaient pas achetée, mais échangée contre des rubans, des lacets, de la vaisselle.
En 1846, Loqueffret compte 32 ménages de chiffonniers. Cette activité a té recensée jusqu'en 1905.
Les chiffonniers des Monts d'Arrée étaient surtout de simples journaliers agricoles. Les enfants apprenaient très tôt le métier, partant avec leur père après la moisson pour la fin des vacances scolaires. Certains se déplaçaient à pied, d'autres en char-à-bancs et même en voiture pour les derniers d'entre eux à pratiquer le métier, après la seconde guerre mondiale.
Chaque pilhaouer avait son secteur hérité de son père. Il partait en automne, en hiver et au printemps, revenant à sa ferme pour les périodes de gros travaux (labourage, semailles, fenaison, moisson), Sa femme assurait travaux agricoles et l'éducation des enfants le reste du temps. Certaines femmes accompagnaient leur mari (pilhaouerezed) |
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