Yann et Soizig
Ce thème du pauvre qui se venge du riche grâce à son intelligence et sa ruse est récurrent dans l'imaginaire celte.
Ce conte est à rapprocher, en autres, de Le meunier et son seigneur _ Conte breton.
Il y avait alors dans ce pays un pauvre diable du nom de Yann, qui était marié et avait quatre enfants. Il louait une petite ferme appartenant à un châtelain des environs. Un jour, ce châtelain eut besoin d'argent ct il vendit la ferme à quelqu'un qui s'y installa. Cela ne faisait pas l'affaire de Yann. Où irait-il vivre avec sa famille ct leur vache?
Non loin du manoir, se trouvait une bicoque en mauvais état ct qui n'appartenait pas au châtelain. Celui-ci l'aurait louée pour très cher.
Le propriétaire en était un vieillard généreux, parti vivre ailleurs chez ses enfants. Il prit pitié de Yann ct de sa famille, et voilà réglée la question du logement. Après quoi, venait celle de la nourriture pour la vache. La maison était entourée d'un minuscule terrain, de quoi planter une planche de pommes de terre, quelques navets ct une poignée de carottes. Bien sûr on pouvait mener la vache le long des chemins, là où l'herbe des bordures était à tous. Devant la maison, séparées de celle-ci par un chemin, se trouvaient de vastes terres appartenant au châtelain ct qu'il n'utilisait d'aucune façon. Quelle pitié quand on pense que de nos jours, il y a toujours ainsi des terres qui ne servent à rien, alors que des gens en bonne santé ne demandent pas mieux que les travailler, ct n'ont rient à faire!
Les enfants, vous qui m'écouter, quand vous serez grands il faudra voir à changer cela.
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Yann se dit:
« Au point où j'en suis, tant pis . Dès demain matin à l'aube je mettrai notre vache à paître sur les terres du seigneur. Il faut bien que mes enfants, ma femme ct moi ayons de quoi survivre. »
Voyez-vous, la misère est une calamité qui amène à faire des bêtises. Vous comprendrez cela plus tard. Il est facile de prêcher l'honnêteté quand on a l'estomac plein ct qu'on le remplit sans difficulté !
Plusieurs jours passèrent. Tous les matins le seigneur restait dans son lit se faire chatouiller par les puces. De toute façon, il avait tellement de terres qu'il n'aurait pu les surveiller en entier tous les jours, y eut-il passé tout son temps.
C'est comme le recteur de Lambaol: il y a tellement de volailles dans sa basse-cour que celles qu'on lui vole de temps en temps passent inaperçues.
Un jour, cependant, il arriva que le seigneur fît un tour du côté de la bicoque de Yann, à la recherche de traces de gibier. C'était la veille de l'ouverture de la chasse. Tout d'un coup il s'arrêta net :
« Foutre » s’exclama-t-il.
A l'époque dont je vous parle tous les nobles n'avaient que cc juron à la bouche.
" Foutre 1 On a mis quelque animal à la pâture ici il n'y a pas longtemps. Demain matin j'en aurai le cœur net."
Le lendemain il se leva aux aurores et là accompagné de son intendant il vit sur ses terres la vache de Yann qui broutait paisiblement. Il en piqua une sainte colère et cria à son intendant : "C'est la vache de ce mécréant de ce fainéant de Yann. Oh ! Le voleur ! Ramène-lui sa vache et dis-lui que si je la retrouve dans mes terres je la tuc sur-le-champ."
L'intendant avait bon cœur. Et puis il savait bien que Yann ct les siens n'avaient que cela pour vivre.
La seule chose qu'on puisse faire c'est de se serrer les coudes entre petites gens ct de tout faire pour que nos enfants aient de l'instruction. C'est la seule façon de s’en sortir.
Voila notre homme qui se fait l'avocat de Yann.
"Il n'a rien et s'il ne trouve pas de quoi nourrir sa vache il faudra qu'il la vende et il ne lui restera qu'ù mendier. Ayez pitié de lui. Monsieur.''
"Qu'il crève!". répondit le seigneur. "Quant à toi, tu as intérêt à m'obéir."
En voilà un qui parlait haut et fort comme le faisaient les rois avant que la République ne leur ait coupé le bout de la langue et même la tête pour l'un d'entre eux.
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Yann, quand l'autre lui ramena sa vache, ct lui fît la commission, se gratta la tête. Qu’allait-il faire? N'ayant rien trouvé, il amena sa vache de nouveau sur les terres du seigneur le lendemain matin.
Cà ne traîna pas. Deux coups de feu. Pan ! Pan ! Une plainte déchirante. La vache était abattue d'une certaine distance par le seigneur, tout fier de son bon coup de fusil. Ca ne plut pas à Yann ct il le fit savoir à Soizig son épouse :
« Ce ventripotent me le paiera cher ! »
En attendant, ils avaient de la viande pour quelques temps. Et même à ne plus savoir qu’en faire: celle de la pauvre vache. Du coup Yann invita à en profiter chez lui tous les camarades qu'il avait à Lambaol, ct Dieu sait s'il en avait. En contrepartie, il leur demanda d'amener chacun un sac bourré de paille! A l'évidence, il préparait déjà sa vengeance et celle-ci serait sans doute « farcesque ».
"Ecoutez mes amis", demanda-t-il. "L'un après l'autre vous allez passer devant la porte du manoir en portant votre sac sur vos épaules comme si le fardeau était trop lourd pour vous."
On se mit en route.
Après avoir vu deux, trois manants tirant la langue sous le poids de leur sac le seigneur était fort perplexe. Que diantre pouvaient contenir ces sacs qui semblaient si lourds ? Après le passage d'une trentaine de porteurs il n'en pouvait plus de curiosité. Il avait bien sûr remarqué que tous se rendaient à la bicoque de Yann. Il s'en approcha ct quelle ne fut pas sa surprise: il s'en échappait un grand vacarme fait de rires et de chants. La curiosité le démangea tant qu'il n'en dormit pas de la nuit.
Le lendemain il se rendit chez Yann d'un bon pas.
"Dis donc. Yann qu'est-cc donc que ces sacs que l'on t'amenait hier ?"
« Monsieur je n'en reviens pas moi--même. Je vous dois une fière chandelle. Vous savez quoi : Hier à la foire de Lannilis les peaux de vache se vendaient à un prix fou. Je n'en croyais pas mes oreilles. On les négociait autour de trois cents livres le poil. J'ai bien dit le poil ! Il est évident que le cours ne devrait pas rester si élevé. C'est impossible. Des prix à en tomber à la renverse ct je n'ai pas encore repris mes esprits. Trois cents livres le poil. Il a fallu faire appel à quelques trente porteurs afin de ramener mon or ! "
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"Foutre ! Foutre !", dit Je seigneur. "Quand je pense que j'ai soixante vaches ! "
Derechef il courut chez lui, appela tous ses serviteurs et ça ne traîna pas. Un coup de merlin à droite. Un coup à gauche. Tout le troupeau fut abattu en un rien de temps. Enlever les peaux prit davantage de temps. Bien entendu on lui rit au nez quand il alla à la foire suivante, proposer ses peaux au cours de trois cents livres le poil.
Quand on pense que ce sont des imbéciles dans son genre qui dirigeaient cc pays avant la Révolution !
Il rentra chez lui à une heure tardive, bien décidé à se venger.
Au point du jour il était chez Yann. Bien sûr, celui-ci avait deviné ce qui allait se passer. En prévision de l'arrivée du seigneur, il avait mis à chauffer la plus grosse marmite qu'il avait pu trouver ct qu'il avait remplie d'eau. Dès qu'un de ses enfants qui faisait le guet lui annonça l'arrivée proche du châtelain, Soizig ct 1ui s'activèrent. Ils éteignirent le feu, en enlevèrent toute trace sur le foyer et placèrent la marmite au milieu du sol. Et dès qu’ils entendirent le seigneur frapper à la porte, Yann se mit à cogner comme un sourd sur la marmite avec les lanières d'un fouet. Et certes il ne faisait pas semblant.
Et le seigneur quand il entra, prêt à attraper Yann par le collet s'arrêta devant cet étrange spectacle.
"Mais, vaurien, que fais-tu'?"
"Moi, mon hon seigneur '! Vous voyez bien, je chauffe de l’eau."
"Tu te moques de moi ?"
"Certainement pas. J'ai acheté cc fouet magique au sorcier de Brendu, à Sant-Pabu."
"Qui ? Je ne te crois pas .... '
'Ca par exemple ! Ne pas me croire ? Regardez : la vapeur monte n'est-ce pas? Et le foyer est vide. Mettez un doigt dans l'eau et constatez par vous-même."
Que fait cet idiot titré? Il mit la main dans l’eau ... aïe ! Et l'en retira prestement avec un grand cri. Il s'était brûlé ct Soizig dut mettre une compresse d'ortie sur sa délicate main d'aristocrate.
"Vends-moi ce fouet !", ordonna-t-il à Yann.
"Il n'en est pas question, seigneur. Il est bien trop précieux. Et je viens de l'acheter."
Il fit mine de tenir bon, ct finalement il le vendit pour cinq cents livres. Le seigneur, tout fier de son achat, repartit tout de suite vers son manoir. En y arrivant il passa le long du bûcher où se trouvait la provision de bois de chauffage pour l'hiver. Il était si heureux de son achat qu'il mit le feu à tout le bois.
C'était toujours ça de gagné en espace, n'est-cc pas ?
Puis il invita toute la noblesse du pays à venir goûter un festin improvisé, cuit à coups de fouet. Il eut beau frapper, trimer, s'escrimer jurer ct jeter des "Foutre" aux quatre vents ct même se mettre torse nu pour mieux œuvrer : rien n'y fît. Ayant échoué, cc sont ses serviteurs qui prirent la relève, devant les invités éberlués.
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Si Yann avait eu trois sous de jugeote il serait parti du pays en catimini après un tel exploit. Mais il faut croire qu'il n'était pas très malin. Et puis où aller, avec sa troupe ? Pourtant il savait bien qu'on ne peut gagner à tous coups en se payant la tête de ceux qui ont à la fois le pouvoir et l'argent. Et qui en font étalage, par-dessus le marché. Se croiraient-ils sortis de la cuisse de Jupiter ? C'est déjà bien beau quand en plus ils n'obligent pas le pauvre peuple à chanter les louanges de leurs excès ct de leur bêtise !
Vous, mes enfants, il faut que vous puissiez vous regarder en face. Ne faîtes pas comme certains qui, croyant s'élever dans la société, ou s'enrichir, n'hésitent pas à lécher les bottes des nantis. Ici à Lambaol, il y en a deux ou trois qui se sont usé le nombril à cc petit jeu-la!
Ce coup-ci le seigneur s'était fait accompagner de ses cinq valets les plus costauds pour aller rendre visite à Yann. Soizig ct les marmots eurent beau pleurer toutes les larmes de leurs corps, voici Yann fourré dans un gros sac fermé par un gros nœud, et roule cocher ! Non mais des fois !
"Maintenant" dit le châtelain "deux d'entre vous suffiront. Vous irez à Tréglonou sur le pont et de là vous me jetterez ce vaurien à la mer."
Quand nos deux costauds arrivèrent au bourg de Tréglonou, prêts à virer vers Lannillis il y avait là une accorte servante qui prenait le frais sur le pas de la porte de l'auberge où elle travaillait. Elle les apostropha en ces termes:
'Et bien les gars 'Où allez-vous comme ça en douce'! Vous n'auriez pas un peu soif des fois '?" "Ma foi" dirent-ils. "C’est très juste. Et nous devons attendre la marée haute ! Allons nous donner du cœur à l'ouvrage."
Ils attachèrent le cheval ct entrèrent dans l'auhcrgc qui faisait le coin face à l'église.
Yann commençait à s'ennuyer ferme quand il entendit les clochettes d’une voiture attelée qui s’approchait par la montée de la route de Tarieg. Voila notre homme qui se met à beugler à plusieurs reprises :
"Ah si seulement je savais le français ! Ma fortune serait faite "
C’est fou ce qu'il y a d'imbéciles sur terre et pas seulement parmi les rupins. Un chiffonnier de Cornouaille arrivait à Tréglonou avec sa marchandise. C'était jour de pardon à Gwitalmeze ct le marchand était en route pour y faire sa journée. Entendant ces paroles le Cornouaillais s'arrêta et s'adressa au sac :
"Sors de là ! Je prendrai ta place. Moi je sais le français."
Marché conclu ! Le Cornouaillais ouvrit le sac. Yann en sortit ct l'autre prit sa place. La ficelle fut renouée ct voilà Yann assis dans la carriole. Une bien belle carriole d'ailleurs, fraîchement repeinte et pleine de marchandises : des bols, des assiettes, des soupières. Un vrai bric-à-brac. Et en route pour Gwitalmeze.
Arrivé sur la Grand-Place devant l'église il sortit sa marchandise et en avant les affaires. D'autant plus que, ignorant les prix, Yann vendait pour pas cher ce qui lui avait coûté encore moins. De plus, comme Yann avait bon coeur, il ne vendait pas mais donnait les broches de pardon* dont il disposait gratuitement à tous les jeunes gens qui se présentaient devant son étalage. Ce qui faisiat qu'il y avait beaucoup de monde et d'animation autour de lui.
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La foire allait finir. Le seigneur décida d'aller y faire un tour. Et le voilà parti avec son fils unique. "Ah la ! Regardez Père, qui est là !" dit l'héritier en montrant Yann du doigt. '
'Foutre ! Foutre !", s'exclama le châtelain. "Yann !' Foutre! Foutre ! C'a alors "
Il alla trouver celui qu'il croyait noyé.
"Ah ! Monsieur ! lui dit Yann avec un grand sourire. "Je vous dois encore une fière chandelle. Quand je suis arrivé au fond du port de Tréglonou, j'ai trouvé toute cette marchandise dans la vase. Et encore, toute! Je n'en ai pris qu’une petite partie.
"Foutre ! Foutre !" s'exclama à nouveau le châtelain."Il faut que je vois ça !"
Yann ne demandait pas mieux que de rendre service. Les voila tous les trois sur le pont de Tréglonou, où il montra à son ancien propriétaire l'endroit précis où il avait trouvé le trésor, ct lui conta à nouveau la chose. Puis pour appuyer ses dires, il acceptât de jeter son interlocuteur à l'eau disant qu'il lui ferait signe quand il devrait plonger. Il faut dire que près du pont de Tréglonou, à certains moments de la marée, il y a des remous, ce qui était le cas. Le seigneur fut pris par l'un de ces remous ct s'éloigna. Puis on le vit lever les bras et s’enfoncer.
"Que veut dire mon père par cc geste?". interrogea le fils. ''
« A l'évidence, il pense qu'il y a trop de marchandises ct il souhaite que vous le rejoigniez pour l'aider à en sortir davantage. »
"Dans ce cas, Yann, jette-moi à l'eau à mon tour, que j'aille lui prêter main forte."
Yann s'empressa d'obtempérer et les regarda se noyer tous les deux.
Certes, les enfants, la vengeance est un péché. Il faut être bon et savoir pardonner. ! Mais il faut aussi que vous sachiez vous défendre ct défendre vos pairs. Souvent il ne faut pas avoir peur de prendre des risques quand il s'agit d'aider les gens dans la peine !
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*Broche de Pardon :
En bretagne, il y a beaucoup de chapelles. Ces chapelles avaient toutes leur pardon (fête religieuse).
Les paroissiens de tous âges, donc aussi les jeunes gens, s'y retrouvaient. Et si les jeunes garçons célibataires avaient du mal à approcher les jeunes filles de trop près, cela ne les empêchait pas de regarder, voire de choisir ! Et quand un jeune homme avait le beguin pour une demoiselle en âge de se marier, il achetait une broche de pardon à un marchand de bijoux ambulant qui avait installé sa charette non loin de la chapelle. Une fois le bijou acheté, il ne restait plus qu'à approcher une soeur ou une cousine de la jeune fille convoitée et lui remettre discrètement la broche en expliquant bien à qui elle était destinée.
Si au pardon suivant la jeune fille portait la broche sur son coeur, le jeune homme savait qu'il pouvait envisager une demande officielle sans risquer de se faire rejeter publiquement par la jeune fille. Si la broche était absente, il ne restait plus qu'à jeter son dévolu sur une autre.
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Date de dernière mise à jour : 27/07/2017