intersigne de l'image dans l'eau
J’étais bien jeune alors, mais j’ai de ceci une souvenance aussi fraîche que si la chose s’était passée d’hier. Or, j’ai soixante-huit ans sonnés. J’en avais à peu près douze à l’époque dont je vous parle. On m’avait prise, par charité, comme gardeuse de vaches, à la ferme de Coat-Beuz, dans la paroisse de Kerfeunteun. Ce matin-là, on m’avait envoyée paître le troupeau dans des prairies, le long du Steir, où le foin avait été fauché de la veille.
Pendant que mes bêtes broutaient çà et là, je m’étais assise sur la berge de la rivière, et je m’amusais, pour passer le temps, à battre l’eau avec la gaule qui me servait d’ordinaire à rassembler les vaches. Soudain, je tressaillis.
Devant moi, dans l’eau qui était à cet endroit dormante, mais très limpide, je venais de voir, aussi nettement que je vous vois, se dessiner la figure et tout le haut du corps de mon maître.
Je remarquai même qu’il avait l’air sombre. Je crus qu’il s’apprêtait à me gronder, parce qu’il me surprenait à flâner ainsi, et je n’osai détourner la tête.
Mon embarras dura bien deux ou trois minutes.
À la fin, étonnée de n’attraper ni gronderie ni gifle, — car il était réputé pour avoir le geste prompt, — je pris mon courage à deux mains et me relevai d’un bond.
Jugez de ma stupéfaction, quand je constatai qu’il n’y avait dans le pré que mes vaches et moi.
À moins de s’être abîmé sous terre, le maître ne pouvait avoir disparu si vite. D’autre part, il n’y avait pas de doute possible : c’était bien son image que je venais de voir là, dans l’eau de la rivière.
Je ruminai cette aventure étrange tout le reste de la journée.
À la brume de nuit, je rentrai avec mes bêtes. La première personne dont je fis rencontre, en ouvrant la barrière du Coat-Beuz, ce fut précisément le maître.
— Il m’a rien dit là-bas, pensai-je ; mais il va me rudoyer maintenant.
Pas du tout ! Il m’accueillit au contraire avec des paroles joyeuses, m’accompagna dans l’étable, et me montra gentiment comment il fallait attacher les vaches, chose dont je m’étais jusqu’alors acquittée assez mal.
Le voyant de si bonne humeur, ma foi ! je me mis à causer.
— Vous avez dû avoir bien chaud, ce midi, Jean Derrien, quand vous avez passé du côté des prés. Vous auriez dû faire comme moi, et tremper vos pieds dans l’eau. Ça rafraîchit tout le sang.
— Qu’est-ce que tu racontes ? fit-il. Je ne suis pas allé du côté des prés. C’était aujourd’hui la foire de Saint-Trémeur, et j’en arrive.
Je m’aperçus alors seulement qu’il avait sa veste des dimanches.
— Tiens ! Je croyais,… il m’avait semblé !… Je balbutiais maladroitement. Heureusement que la corne sonna pour le souper. À table, je ne desserrai pas les dents. Mais j’avais l’esprit bien tourmenté, je vous promets.
Je couchais au bas bout de la cuisine, avec la grande servante. Nous partagions le même lit. Quand nous fûmes toutes deux dans nos draps, je dis à ma compagne :
— Il y a un malheur suspendu sur cette maison. Je lui contai l’aventure. Elle me traita de folle, mais je vis bien qu’au fond elle n’était pas plus rassurée que moi-même.
Comme le jour approchait, mais avant que les coqs n’eussent chanté, j’entendis qu’on appelait la grande servante, de l’autre bout de la cuisine, où était le lit des maîtres. Je la poussai du coude ; elle se leva. Peu d’instants après, elle accourait m’apprendre que Jean Derrien venait de trépasser. Il était mort d’un coup de sang.
Date de dernière mise à jour : 21/07/2017