Intersigne des rames
Un soir, après souper, nous étions, comme cela, à causer au coin du feu. On était en plein hiver, et vous savez si, en cette saison, le vent souffle sur nos côtes. Je n’avais que dix ans à l’époque, j’en ai aujourd’hui soixante-trois, mais de semblables souvenirs ne sortent de la mémoire que lorsque la vie s’en va du corps. D’entendre meugler la tempête, on en vint tout naturellement à parler de mon frère aîné, Guillaume, qui était alors marin sur la mer. Ma mère fit observer que depuis longtemps on n’avait eu de ses nouvelles. Sa dernière lettre était datée de Valparaiso. Dans cette lettre, il se disait en parfaite santé, mais elle remontait déjà à six mois. Il est vrai que les matelots ne sont pas prodigues d’écritures.
— Tout de même, disait ma mère, je voudrais bien savoir où il est à cette heure. Pourvu qu’il n’ait pas à pâtir du coup de vent qu’il fait ce soir !
Là-dessus on commença les prières auxquelles on ajouta un Pater tout exprès à l’intention de mon frère Guillaume. Puis, nous nous en fûmes coucher.
Moi je partageais le lit de ma sœur Coupaïa.
Nous dormions déjà à moitié, lorsque la voix de ma mère nous réveilla. Son lit était placé au bout du nôtre, à côté de l’âtre.
— Hé ! les enfants, est-ce que vous n’entendez pas ?
— Quoi donc, mamm ?
— Ce bruit, au dehors.
C’est moi qui couchais au bord. Je me levai sur mon séant, et je tendis l’oreille.
— Oui, dis-je, j’entends le bruit de quatre rames qui frappent l’eau en cadence.
— Est-ce tout ? demanda la bonne femme.
— Non, ma foi ! J’entends aussi des gens converser entre eux.
— Sors donc du lit, Marie-Cinthe, et entr’ouvre la fenêtre pour tâcher de comprendre en quelle langue ils parlent.
J’obéis. J’entr’ouvris la fenêtre avec précaution, de peur que la bourrasque ne m’en poussât les battants à la figure.
Les voix venaient de la mer dont notre maison, (celle-là même que j’habite encore) n’était séparée que par la route. C’étaient évidemment les voix des quatre rameurs. Ce qu’il y avait de bizarre, c’est que chacun d’eux avait l’air de parler dans une langue différente. Quelques mots arrivèrent jusqu’à moi. Je les ai retenus ; les voici :
— Hourra… Sinemara… Dali… Ariboué…
Anglais, espagnol, italien, il y avait peut-être là-dedans de tout cela à la fois. Il me sembla aussi que l’un des hommes du canot mystérieux s’exprimait en breton. Mais, dans ce charabia de langues, et surtout à cause du vent, je ne pus distinguer ce qu’il disait.
— Eh bien, Marie-Cinthe ? interrogea ma mère.
— Ce doit être, répondis-je, le canot de quelque navire en détresse dans nos parages, et qui a à son bord des matelots de divers pays.
— Rallume la chandelle, en ce cas, afin que ces pauvres gens trouvent une maison éclairée, quand ils débarqueront.
Ma mère était une femme secourable. Elle aimait à rendre service, dans la mesure de ses moyens, surtout lorsqu’elle avait affaire à des marins, car on l’était, chez nous, de père en fils.
Moi, de rallumer la chandelle, et de passer mon jupon et mon corsage. Je grelottais de froid, un peu de peur aussi, je l’avoue.
Puis je restai là attendre… une demi-heure, une heure.
Mais personne ne vint cogner à la porte. Les hommes du canot avaient dû débarquer, cependant. On n’entendait plus ni bruit de rames, ni bruit de voix. À la fin, ma mère me dit de me recoucher. Coupaïa était déjà rendormie. Malgré la frayeur étrange dont je me sentais saisie, je ne tardai pas à faire comme elle.
Le lendemain, dès le point du jour, le premier soin de la vieille Toulouzan fut d’aller aux informations. Mais elle eut beau questionner de porte en porte, elle ne put recueillir aucun renseignement. Personne, hormis nous, n’avait eu vent de quoi que ce fût. Même les douaniers de garde, cette nuit-là, entre Buguélès et Treztêl, juraient leur plus grand serment que pas un navire n’avait été en vue et que pas un canot n’avait rangé la côte.
Ma mère rentra, la figure toute pâle.
La journée se passa pour nous à attendre la nuit avec impatience, et cependant à craindre sa venue.
Comme nous nous mettions à table pour souper, le second de mes frères, qui était allé la veille par mer à Perros, se montra dans le cadre de la porte. Nous ne comptions pas sur lui avant la marée suivante. J’apportais son couvert, et le repas commença. Tout à coup, mon frère poussa un cri :
— On a donc suspendu aux poutres de la viande saignante ? dit-il, en levant les yeux au plafond.
— Tu auras bu de trop, répliqua ma mère, que cette exclamation avait troublée.
— Damen ! voyez plutôt. Ce ne sont cependant pas des gouttes d’eau salée que j’ai là.
Il avait posé sa main à plat sur la table. Sur le dos de cette main, trois larmes rouges étaient en effet tombées on ne sait d’où, trois larges gouttes de sang frais.
Ma mère devint aussi blanche qu’un cadavre.
— Pour sûr, murmura-t-elle, il y a un malheur sur l’un des nôtres.
Chacun gagna son lit. Mais une même pensée nous tint tous éveillés, jusqu’à ce que la fatigue eût raison de notre épouvante. Nous écoutions si les rameurs inconnus ne faisaient pas entendre le bruit cadencé de leurs avirons. Le vent s’était apaisé. La nuit était silencieuse. Nous n’entendîmes rien de particulier… Il n’en fut pas de même, le troisième soir. Ma mère venait d’éteindre la chandelle, quand de nouveau arriva jusqu’à nous le plic-ploc de quatre rames frappant l’eau, deux à deux. De nouveau, je me levai. Cette fois, je voulais en avoir le cœur net, je voulais voir. Je me rhabillai et je sortis. La mer miroitait sous la lune. Je fouillai des yeux toute l’étendue claire des eaux. Je ne vis que les rochers de Saint-Gildas qui semblaient des spectres et, très loin, les bêtes mauvaises, les Sept-Îles. De barque, point !
Et cependant le plic-ploc continuait de résonner dans la nuit, comme un tic-tac régulier d’horloge. Mais c’était tout. Les rameurs « nageaient » en silence. Ils ne conversaient plus entre eux, dans leurs multiples jargons.
— Mon frère m’avait rejoint sur la falaise. Il avait l’œil plus exercé que le mien. N’importe ! Il ne fit que voir ce que je voyais, rien de plus.
— Eh bien, nous demanda la vieille, quand nous eûmes repassé le seuil.
Mon frère répondit :
— Ça doit être un intersigne de marin.
Ma mère, de son lit, commença aussitôt le De profundis.
Nous pensions tous à Guillaume, et, tout an priant, nous ne pouvions nous empêcher de sangloter.
Je ne crois pas que nous ayons pleuré autant, un mois après, lorsque la mère, de retour de Tréguier où elle avait été toucher sa « délégation », au bureau de la marine, nous annonça que Guillaume était mort.
C’était le sous-commissaire qui lui avait communiqué la chose. Juste le soir où, pour la première, fois, nous avions entendu le bruit des rames, le frère aîné, étant à Karikal des Indes, avait été commandé pour aller à terre, avec le canot du bord, en compagnie de trois matelots, chercher des officiers. Il était revenu au navire avec un fort mal de tête. Le lendemain, son nez avait saigné. Le surlendemain, on avait débarqué son cadavre, pour être inhumé dans le cimetière catholique…
En ce monde, il ne faut s’étonner de rien. Tout s’y fait par la seule volonté de Dieu.
(Conté par Marie-Cinthe Toulouzan. — Port-Blanc, août 1891.)
Date de dernière mise à jour : 21/07/2017